L’artiste indien a conçu pour le grand magasin parisien trois grandes installations constituées d’une accumulation d’ustensiles de cuisine, caractéristiques de son travail qui interroge l’abondance à travers les rituels liés à l’alimentation.
Dans le cadre du mois du blanc, le Bon Marché invite chaque année depuis 2016 un artiste contemporain à créer une installation monumentale sous les grandes verrières Art déco qui surplombent l’espace central du magasin. Cette année, c’est Subodh Gupta – artiste de renommée internationale encore mal connu en France malgré la rétrospective qui lui a été consacrée à la Monnaie de Paris en 2018 – qui occupe les lieux avec l’exposition « Sangam » (confluence en hindi).
De part et d’autre des escalators centraux redessinés par Andrée Putman en 1989, l’artiste indien a installé à hauteur du deuxième étage deux grandes sculptures en forme de récipients (un seau et un pot typique de la cuisine indienne), eux-mêmes constitués de milliers de casseroles en aluminium, d’où se déverse une cascade formée de fragments de miroirs éclaboussant de leurs multiples facettes l’espace environnant (Sangam I & II).
Sur la plateforme du deuxième étage, une hutte ronde, dont les murs circulaires formés d’ustensiles de cuisine usagés suspendus au plafond semblent flotter au-dessus du sol, abrite en son centre un sofa sur lequel les visiteurs sont invités à se poser et se remémorer leurs souvenirs gustatifs (The Proust Effect).
Dans les vitrines de la rue de Sèvres, des installations composées de meubles et d’objets chinés en France font référence à la migration, la mémoire, le souvenir (Stitching the Code).
Né en 1964 dans une famille modeste de la province du Bihar, au nord du pays, Subodh Gupta vit et travaille aujourd’hui près de New Dehli. Après avoir débuté comme acteur dans une troupe de théâtre, il a suivi une formation artistique dans une école locale puis à l’Académie des Beaux-Arts de New Delhi. Depuis le milieu des années 1990, les ustensiles de cuisine en métal, semblables à ceux que l’on trouve dans tous les foyers indiens, sont devenus le matériau de prédilection de ses sculptures et de ses installations. Apparus en Inde dans les années 1970 comme un symbole de prospérité associé aux classes moyennes, ces objets à l’aspect rutilant représentaient à l’époque un luxe inaccessible pour les familles pauvres comme celle de l’artiste. Si ces contenants font désormais partie du décor de chaque cuisine indienne, beaucoup de familles n’ont cependant pas toujours les moyens d’y ajouter un contenu. C’est le paradoxe que souligne Subodh Gupta qui, à travers l’accumulation et l’agrégation de ces objets quotidiens liés à l’alimentation, pose la question de notre rapport à l’abondance. La tension entre contenant et contenu cristallisée dans ces sculptures fait écho à l’abîme qui sépare les bénéficiaires de l’économie de marché de tous les exclus de la société de consommation. Dans un pays écartelé entre conservatisme – religieux et sociétal – encore très marqué et capitalisme conquérant, il n’est pas simple – ni possible pour beaucoup – de choisir son camp. C’est aussi cette ambivalence de la réalité quotidienne de l’Inde d’aujourd’hui que traduisent les œuvres de Gupta dans leur trivialité magnifiée.
Mais son travail offre encore bien d’autres niveaux de lecture. Ainsi la nourriture, thématique centrale chez Gupta, est-elle porteuse d’une dimension spirituelle, non seulement par la fonction vitale qu’elle assure et qui lui confère un caractère sacré, mais aussi parce qu’elle est associée à la religion en tant qu’offrande aux dieux. La série des Hungry Gods, commencée juste après le tsunami qui provoqua la mort de 230.000 personnes dans l’océan Indien en décembre 2004, illustre à travers d’immenses installations la puissance dévastatrice des forces de la nature et le déferlement d’objets provenant des centaines de milliers de maisons détruites à cette occasion.
Conçue dans le cadre de la « Nuit blanche » 2006 à Paris, la sculpture Very Hungry God [Dieu insatiable], une des œuvres les plus célèbres de l’artiste, est une vanité en forme de crâne monumental de 4 mètres de haut composé de 3000 ustensiles de cuisine en acier inoxydable, qui fut exposée à cette occasion dans l’église Saint-Bernard, lieu hautement symbolique pour avoir été dix ans plus tôt le théâtre de luttes entre les sans-papiers qui s’y étaient réfugiés et les CRS venus les expulser – expulsion qui avait donné lieu à d’importantes manifestations de protestation contre la politique migratoire. L’installation était accompagnée d’une soupe populaire.
Sur un plan plus consensuel, la juxtaposition des accessoires culinaires dans l’œuvre de Gupta est aussi une manière d’évoquer l’universalité des pratiques alimentaires et la convivialité de la rencontre, que l’artiste met en œuvre en cuisinant lui-même pour les visiteurs lors de performances tenues dans des cabanes semblables à celle présentée au Bon Marché – comme à la foire de Bâle en 2017, ou en marge de la biennale de Venise l’été dernier (Cooking the World).
C’est ce croisement des cultures opéré autour des rituels de la cuisine que met en exergue la notice explicative distribuée dans le magasin, sans faire allusion à l’aspect politique ou social de l’œuvre de Gupta. N’oublions pas que nous sommes dans le temple du luxe parisien, propriété du groupe LVMH dirigé par l’homme le plus riche du monde. Y parler de précarité serait du plus mauvais goût et, du reste, Gupta lui-même se garde bien de tout commentaire qui pourrait faire tache. Il n’en demeure pas moins que les deux grandes installations Sangam I et II, et leurs impressionnants flux argentés se déversant sur toute la hauteur du magasin, évoquent de manière assez explicite d’autres flux d’argent caractéristiques des activités économiques du lieu.
Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que c’est grâce au mécénat de ces grandes entreprises – et notamment par le biais de leurs fondations culturelles – que le public se voit proposer aujourd’hui des expositions remarquables (comme celle que l’on peut voir actuellement à la fondation Louis Vuitton, par exemple) dont le budget est hors de portée de la plupart des musées.
Les « Cartes blanches » du Bon Marché ont pour principal objectif d’attirer l’attention d’un public peu familier de culture artistique pour en éveiller la curiosité. À ce titre, l’esthétique brillante et les qualités décoratives des installations de Subodh Gupta séduiront sans aucun doute les visiteurs du magasin.
« Sangam » par Subodh Gupta
Le Bon Marché Rive Gauche
24, rue de Sèvres
75007 Paris
Du lundi au samedi de 10h à 20h, le dimanche de 11h à 20h
Jusqu’au 19 février 2023
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