Entre les animaux naturalisés qui partagent son quotidien et la chasse à l’homme mise en scène dans Suite vénitienne, Sophie Calle plante son décor au musée de la Chasse et de la Nature, faisant dialoguer ses œuvres avec les créations de son invitée Serena Carone.
Inclassable, fantasque, imprévisible, Sophie Calle vit sa vie comme un personnage de roman. Glissant sans cesse de la réalité à la fiction, elle nourrit son œuvre des évènements les plus intimes de son existence tout en s’inventant une vie à partir des fictions qu’elle construit, brouillant constamment les pistes entre réel et imaginaire.
Pour ses premières interventions à la fin des années 1970, elle suit des gens au hasard des rues dans Paris en illustrant ses filatures de notes et de photographies et finit même par poursuivre un homme à son insu jusqu’à Venise (Suite Vénitienne, 1979). Un peu plus tard, elle décide de devenir elle-même l’objet d’une filature en convainquant sa mère d’engager, sans lui dire à quel moment, un détective chargé de la suivre toute une journée (La Filature, 1981). Entretemps elle invite des inconnus à venir dormir pendant dix jours dans son lit en se succédant par tranches de huit heures à la condition d’accepter d’être observés et photographiés pendant leur sommeil (Les Dormeurs, 1979). Toujours animée par le désir de dévoiler l’intime, de voir – et de montrer – ce qui est caché, elle se fait engager comme femme de chambre dans un hôtel vénitien, cachant dans son seau et derrière ses balais un appareil-photo et un cahier (L’Hôtel, 1981). Quand elle trouve un carnet d’adresses oublié dans le métro parisien, elle décide d’interroger, avant de le restituer à son propriétaire, toutes les personnes dont le numéro de téléphone y est inscrit afin de dresser de l’inconnu un portrait en creux (Le Carnet d’adresses, 1983).
Si ces expériences peuvent paraître complètement farfelues, elles obéissent cependant toujours à des règles précises, fixées à l’avance par l’artiste. Et si le contexte dans lequel elle opère est banal, cette banalité donne à son travail une dimension universelle, chacun pouvant se projeter au point de départ des situations qu’elle exploite.
Ce qui fait de ces histoires des œuvres, c’est la capacité de l’artiste à transcender ces moments pour en faire apparaître la poésie ou l’émotion, ou à transformer ces situations en les creusant et les interrogeant jusqu’à les épuiser pour leur donner une dimension particulière. Lorsqu’en 2004 elle reçoit de l’homme qu’elle aime un mail de rupture qui la laisse totalement désarmée, Sophie Calle demande à une centaine de femmes, choisies pour le métier qu’elles exercent, d’analyser le mail d’un point de vue professionnel et d’en faire le compte-rendu. Les résultats collectés sont rassemblés dans Prenez soin de vous (2004-2007), un ensemble de textes et vidéos parfois hilarant qui constitue la plus incroyable et la plus drôle des ripostes qu’on puisse imaginer en la circonstance.
Une des caractéristiques du travail de Sophie Calle est la persistance de thèmes sur lesquels elle revient régulièrement et qu’elle traite chaque fois sous un angle légèrement différent.
Il y a bien sûr celui de ses mésaventures amoureuses, abordées dans Prenez soin de vous (2004-2007) mais aussi dans Douleur exquise (1984) où, inconsolable d’avoir été quittée, elle fait raconter à ses interlocuteurs le moment le plus éprouvant de leur vie dans l’espoir d’exorciser sa propre souffrance. Dans le même registre, le film No Sex Last Night (1992) relate son road trip à travers les Etats-Unis avec un homme qu’elle tente désespérément de retenir mais dont la voix off révèle des intentions très différentes.
Autre sujet récurrent : le lit, qui occupe une place centrale dans nombre de ses œuvres et qu’elle a également utilisé dans plusieurs performances. Ainsi lors de la première édition de la Nuit Blanche en 2002, elle s’était aménagée une chambre au sommet de la tour Eiffel et recevait de son lit les visiteurs priés de lui raconter une histoire pour l’empêcher de s’endormir (Chambre avec vue, 2002). À un jeune homme qui lui avait écrit de Californie, lui exprimant le souhait de venir chez elle accomplir son deuil d’une histoire d’amour finissante en dormant dans son lit jusqu’à sa guérison, l’artiste n’avait pas hésité à lui expédier le lit à San Francisco avec les draps dans lesquels elle avait dormi (Voyage en Californie, 2003).
Mais le travail de Sophie Calle n’implique pas que sa vie personnelle. L’artiste a par exemple consacré plusieurs séries aux aveugles, interrogeant ceux qui avaient perdu la vue sur la dernière image dont ils gardaient le souvenir (La Dernière Image, 2010) ou demandant à ceux qui n’avaient jamais pu voir quelle était pour eux l’image de la beauté (les Aveugles, 1986) ou comment ils percevaient la couleur (la Couleur aveugle, 1991). Elle a filmé des gens qui voyaient la mer pour la première fois (Voir la mer, 2011). Elle s’est aussi intéressée aux « fantômes » des musées, ces tableaux disparus – déplacés ou volés – qui n’étaient plus présents que par le souvenir, demandant au personnel du musée d’en faire la description ou de dire ce qu’ils voyaient dans les cadres vides (Fantômes, 1989-1991, Last Seen, 1991, Les tableaux dérobés, 1994-2013, Que voyez-vous ?, 2013).
Récemment, elle a réalisé dans un cimetière une performance invitant le public à lui confier des secrets, qui étaient ensuite enterrés dans une tombe ou brûlés (Ici reposent des secrets, 2014, Here Lie the Secrets of the Visitors of Green-Wood Cemetery, 2017). Les cimetières sont d’ailleurs pour elle des lieux familiers. Petite, elle traversait quatre fois par jour le cimetière Montparnasse sur le chemin de l’école. Et plus tard elle accompagnait son père pique-niquer une fois par an sur la tombe familiale. Une des premières séries photographiques qu’elle a réalisée avait pour objet les pierres tombales.
Que ses projets abordent des évènements qui la touchent de près ou des sujets plus éloignés d’elle, le lien qui les relie se noue toujours autour de la perte, du manque et de l’absence. Ce qui fait la particularité – et le talent – de Sophie Calle, c’est qu’elle réussit à traiter ces sujets graves avec distance et légèreté.
Certains lui ont reproché son manque de décence lorsqu’elle a projeté le film montrant les derniers moments de sa mère, disparue en 2006. L’artiste explique qu’elle avait installé une caméra pour pouvoir être constamment présente auprès d’elle – la caméra prenant le relai lorsqu’elle devait s’absenter – et en même temps lui laisser la possibilité par cet intermédiaire de dire ce qu’elle n’aurait pas forcément osé lui dire en face. Au moment où Sophie Calle a installé la caméra, sa mère s’est exclamée « Enfin ! » comme si elle déplorait n’avoir pas été plus tôt le centre de l’attention et du travail de sa fille. Cette mère assez extravagante, qui aimait la fête et avait choisi comme épitaphe « Je m’ennuie déjà », lui a transmis le goût du jeu et des rituels. Après sa disparition, l’artiste lui a consacré une longue série d’œuvres, regroupées sous l’intitulé Rachel Monique (2007-2014).
L’exposition du musée de la Chasse et de la Nature est dédiée à son père, Bob Calle, grand médecin et collectionneur avisé, disparu à son tour en 2015. C’est pour séduire ce père qu’elle a beaucoup admiré que Sophie Calle a choisi de devenir artiste et c’est à lui qu’elle réservait la primeur de ses œuvres. Sa mort a soulevé la question de savoir pour qui elle allait désormais continuer à créer.
Pour rendre hommage à ce père protestant, à la personnalité discrète et pudique, il n’était pas question de faire ce qu’elle avait fait pour sa mère. Les œuvres qu’elle présente dans les salles du rez-de-chaussée du musée sont beaucoup plus retenues mais tout de même pleines d’humour, comme la photographie du bélier incarnant l’image du regard disparu de son père, toujours présent mais invisible derrière des cornes hypertrophiées.
Face à celle-ci, une paire d’yeux sortant du mur – œuvre de Serena Carone – apparaît comme une sorte de clin d’œil, si l’on peut dire.
Serena Carone, artiste plasticienne et amie de Sophie Calle dont elle est ici l’invitée, complète très adéquatement le propos de l’exposition avec ses œuvres sculptées composées de matériaux divers.
On peut d’ailleurs voir dans la salle suivante l’effigie en faïence qu’elle a réalisée pour le tombeau de Sophie Calle. Après avoir perdu successivement sa mère, son chat Souris – photographié allongé dans un cercueil miniature – et son père, Sophie Calle dit se préparer à son propre enterrement. Pour le projet de tombeau présenté ici, l’artiste est entourée des animaux naturalisés qui font partie de son bestiaire personnel, représentant chacun un de ses proches. Dans une autre salle, un livre d’or illustré d’images de tombes invite les visiteurs à répondre à la question « Que faites-vous de vos morts ? ».
Pour évoquer la panne d’inspiration dont elle a été frappée après la disparition de son père, Sophie Calle a déniché dans une poissonnerie un panneau qui recommande : « Pêchez des idées chez votre poissonnier » auquel elle joint une vidéo. Serena Carone lui donne la réplique avec une sculpture en cire représentant un grand poisson fait d’un assemblage de peaux de saumons.
Au premier étage, le parcours à travers les très belles salles du musée de la Chasse est ponctué par les interventions des deux artistes, disséminées au milieu des objets de la collection permanente. Sophie Calle s’est emparée de l’une des œuvres les plus emblématiques du musée, un grand ours polaire naturalisé, qu’elle a recouvert d’un drap blanc comme un fantôme, se livrant avec les employés du musée au rituel utilisé dans ses séries sur les tableaux disparus et leur demandant d’en évoquer l’absence. En contrepoint, une œuvre de Serena Carone représentant une peau d’ours en faïence émaillée est placée devant la cheminée d’un des salons. Des extraits des « Histoires vraies » de Sophie Calle, associant petits textes et objets ou photographies, sont distillés dans des cadres kitsch inspirés de décors de chasse.
Dans la salle des Trophées, sa série Dommages collatéraux. Cœur de cible (1990-2003) met en scène des images de délinquants ayant servi de cibles pour l’entraînement des policiers dans une ville des Etats-Unis.
Au deuxième étage, on découvre, à côté des extraits de Suite vénitienne présentés dans une vitrine, deux nouvelles œuvres de Sophie Calle : une série inspirée des petites annonces du Chasseur français, dans laquelle l’artiste a sélectionné des textes qui révèlent les qualités les plus souvent recherchées chez les femmes par les hommes, en les classant par décennie (Le Chasseur français, 2017) et une autre série associant des textes d’annonces de rencontre qui utilisent un vocabulaire animalier avec des photographies de bancs publics ou de lieux d’attente déserts, soulignant l’impression de grande solitude qui se dégage de ces messages (A l’espère, 2017).
A noter que le film No Sex Last Night sera projeté au musée de la Chasse et de la Nature le mercredi 25 octobre à 19h30 (http://www.chassenature.org/no-sex-last-night/) et que dans le cadre du Festival Paris en toutes lettres, on pourra assister le mercredi 15 novembre à 19h30 dans l’auditorium du musée à l’interprétation de la playlist idéale de Sophie Calle, en présence de l’artiste et avec la participation de la comédienne Marie Payen et Albin de la Simone (http://www.chassenature.org/la-playlist-ideale-de-sophie-calle/).
Sophie Calle donnera également une conférence au musée de la Chasse et de la Nature le mercredi 22 novembre à 19h30 (http://www.chassenature.org/conference-de-sophie-calle/).
« Beau doublé, Monsieur le marquis »
Musée de la Chasse et de la Nature
62, rue des Archives, 75003 Paris
Jusqu’au 11 février 2018
Du mardi au dimanche, de 11h à 18h, le mercredi jusqu’à 21h30
Fermé le lundi et les jours fériés