Porte-drapeau de la peinture figurative contemporaine, l’artiste britannique expose onze toiles de grand format, en relation avec une sélection d’œuvres puisées dans les collections du musée.
S’il n’est pas encore largement connu en France, Peter Doig n’en est pas moins l’un des plus illustres représentants du renouveau de la peinture figurative des dernières décennies. Il doit principalement sa renommée au titre de « peintre européen vivant le plus cher » que lui a valu en 2007 la vente aux enchères chez Sotheby’s à Londres de son tableau « White Canoe » (1990-1991) pour la somme de 5,7 millions de livres sterling. Le marché de l’art contemporain a depuis poursuivi sa course folle vers des prix records et le titre est passé l’année suivante à son compatriote Lucian Freud pour « Benefits Supervisor Sleeping » (1995) vendu chez Christie’s à New York pour 33,6 millions de dollars. Depuis 2018, le record est détenu par David Hockney et son « Portrait of an Artist (Pool with two Figures) » (1972) vendu en 2018 chez Christie’s à 90,3 millions de dollars. Entretemps, l’attrait pour l’œuvre de Peter Doig n’a fait que se renforcer et ses tableaux ont continué à se vendre à des prix stratosphériques (en 2017, sa toile « Rosedale » (1991) s’est vendue 11,3 millions de dollars chez Phillips à New York, et en 2021 « Swamped » (1990) a atteint près de 40 millions de dollars chez Christie’s à New York). Des prix que lui-même trouve insensés et sur lesquels il ne touche que très peu de choses quand il s’agit de ventes sur le second marché.
Mais avant d’en arriver là, l’artiste a longtemps avancé à contre-courant des tendances dominantes du marché de l’art, orientées au cours des années 1980-90 vers l’abstraction et l’art conceptuel alors que la peinture figurative ne suscitait à l’époque que très peu d’intérêt. Et s’il est aujourd’hui sous le feu des projecteurs, il explique que cette soudaine surexposition médiatique a sur le coup suscité chez lui malaise et incompréhension. Loin des dérives auxquelles se livrent certaines stars du marché de l’art, Doig s’est attaché à garder profil bas et à rester concentré sur son travail en tentant autant que possible de se soustraire à l’attention dont il faisait subitement l’objet. En février dernier, il a même annoncé qu’il quittait la galerie Michael Werner, qui le représentait depuis 23 ans, afin de reprendre son indépendance. Sa seconde épouse, la curatrice Parinaz Mogadassi, qui a collaboré à plusieurs de ses projets chez Michael Werner, est elle-même galeriste et pourrait de ce fait assurer avec lui la promotion de son travail, mais il n’est pas exclu que le peintre confie ses intérêts au juriste, et également puissant agent artistique, Joe Hage, basé à Londres, qui a par ailleurs déjà défendu les intérêts de Gerhard Richter et de Damian Hirst. L’avenir dira de quelle manière le peintre entend désormais poursuivre sa carrière.
Peter Doig est né à Édimbourg en 1959. Il n’a que dix-huit mois lorsque sa famille quitte l’Écosse pour l’île de Trinidad dans les Antilles, où son père va travailler dans une entreprise de transport. Quelques années plus tard, ils déménagent au Canada où le jeune garçon passera ses années d’enfance et d’adolescence. En 1979, il s’installe à Londres et suit des études d’art à la Wimbledon School of Art puis à la St-Martins School of Art. Après un retour de trois ans au Canada, il poursuit ses études à la Chelsea School of Art de Londres où il obtient son MA en 1990. L’année suivante, il reçoit le prix de la Whitechapel Gallery, assorti d’une exposition de son travail. En 1992, un article du commissaire Gareth Jones dans le Frieze magazine, évoquant à son propos les peintres Caspar Friedrich et Edward Hopper, attire l’attention sur lui. En 1994, il est finaliste du Turner Prize, qui sera remporté par Antony Gormley. À partir du milieu des années 1990, sa peinture fait l’objet d’un intérêt grandissant auprès des collectionneurs. Sa première œuvre vendue aux enchères est une œuvre sur papier qui atteint le prix de 3.622 dollars en 1998. La même année, la toile « Echo Lake » (1998) est achetée par les trustees de la Tate de Londres à la galerie Victoria Miro pour 19.700 livres sterling. En 2000, son tableau « Concrete Cabin » atteint le prix de 156.500 dollars chez Phillips à New York. Huit ans plus tard, il sera revendu chez Sotheby’s pour 2,1 millions de dollars.
Entretemps, Doig séjourne durant quelques mois de l’année 2000 à Trinidad, à l’occasion d’une résidence artistique. Et en 2002, il décide de s’y installer à demeure. Les onze grandes toiles réunies dans l’une des salles à coupole du musée d’Orsay ont toutes été peintes ou au moins commencées là-bas au cours des vingt dernières années, avant que Doig ne se réinstalle à Londres en 2021.
L’artiste revendique l’influence des maîtres du passé et s’inscrit dans la filiation de peintres comme Gauguin, Matisse, Klimt, Munch… Autant de raisons pour le musée d’Orsay d’inviter cet éminent représentant de la peinture contemporaine à glaner dans ses collections un bouquet d’œuvres illustrant à la fois le rôle primordial que leurs auteurs ont tenu dans la formation de sa propre pratique et l’influence qu’il continuent d’exercer sur lui.
La peinture de Doig se caractérise par ses couleurs intenses contrastant avec des ambiances crépusculaires, des ciels sombres baignés d’une lumière lunaire sous lesquels évoluent des personnages solitaires dans une atmosphère mystérieuse qui évoque le rêve. La nature y tient une place prépondérante – l’eau en particulier, dans laquelle se reflètent le paysage et les éléments qui s’y inscrivent.
À partir de détails familiers auxquels se mêlent des souvenirs et des références empruntées au cinéma ou à la musique, Doig crée des récits fictionnels qu’il laisse délibérément le plus ouverts possible afin que le spectateur puisse y projeter son propre imaginaire. Plutôt que des images réelles, ce sont des images mentales qui servent de fondement à ses tableaux. On retrouve dans ses compositions des motifs récurrents. Ainsi le canoë, support d’une activité que Doig a lui-même beaucoup pratiquée au Canada et à Trinidad, est devenu iconique dans son œuvre. Il en a peint de multiples versions, à commencer par celle de « White Canoe » évoqué plus haut, inspirée de la scène finale du film d’horreur Vendredi 13 de Sean Cunningham.
Celle qui est exposée ici, intitulée « 100 Years Ago » (2000), très proche par sa composition du tableau éponyme conservé au centre Pompidou (2001), représente un homme à la longue barbe grise, assis seul dans un immense canoë orange vif dérivant sur une étendue d’eau aux couleurs délavées, tandis qu’à l’horizon se découpe sur fond de ciel gris-rose le profil de l’île-prison de Carrera, située au large de Trinidad. La figure de l’homme est empruntée à une photographie figurant sur la pochette d’un disque du groupe rock américain des années 1970 The Allman Brothers Band, dont Doig a isolé le bassiste Berry Oakley mort dans un accident de moto à 24 ans en 1972. L’île de Carrera revient, elle aussi, dans plusieurs des tableaux peints à Trinidad. Son évocation n’est pas sans rappeler l’Île des Morts représentée dans une série de tableaux de Böcklin, vers laquelle se dirige au crépuscule une barque conduite par un passeur. La prison de Carrera abrite des condamnés à perpétuité. À l’occasion d’une exposition d’œuvres d’art réalisées par les prisonniers, Doig a rencontré plusieurs d’entre eux avec lesquels il est resté en contact. Il dit à leur sujet : « Souvent ils ont juste été rattrapés par les circonstances », signifiant qu’il ne faut pas grand-chose pour qu’une vie bascule.
Dans le tableau « Two Trees » (2017), trois personnages apparaissent dans une scène nocturne baignée de lumière, alors que la lune à l’horizon semble juste émerger de l’océan peint à l’arrière-plan. Derrière eux, deux arbres aux couleurs étranges évoquent la végétation luxuriante de l’île. À gauche, un homme en tenue de hockey sur glace, sport très populaire au Canada que Doig a beaucoup pratiqué, tient entre ses deux mains recouvertes d’énormes gants ce qui doit être une crosse de hockey mais ressemble ici davantage à une arme. L’air sûr de lui, il regarde l’homme au centre qui tient la tête baissée et porte lui aussi entre les mains ce qui pourrait être une crosse de hockey mais semble beaucoup moins solide que celle de son voisin. De manière implicite se mêlent ici des sentiments de violence et de peur, et se devine l’imminence d’un événement dramatique. À droite, un homme s’apprête à filmer la scène. L’artiste explique que le paysage représenté dans le tableau est celui que l’on voit de sa maison sur la côte à Trinidad, et qu’en regardant entre les deux arbres, on regarde droit vers l’Afrique. « On pense au voyage à travers l’océan, d’où tant de gens d’ici sont venus. Ce n’est pas le sujet du tableau, mais cette idée est dedans. Pour moi, le sujet du tableau est la complicité, l’engagement dans quelque chose de terrible ». Comme souvent dans ses œuvres, les personnages lui ont été inspirés par des photographies. Pour le hockeyeur au sweat-shirt camouflage, il a utilisé l’image d’un militant américain d’extrême-droite photographié lors des manifestations de Charlottesville durant l’été 2017, et pour la figure centrale, c’est une photo du peintre haïtien Hector Hippolyte qui lui a servi de modèle. Mais ce ne sont pas ces références en particulier qui permettent d’approcher le sujet du tableau mais plutôt l’idée qu’il est traversé par les thèmes du colonialisme et de l’esclavage.
Dans « Paragon » (2006), la toile accrochée juste au-dessus, dont le style rappelle Gauguin et le fauvisme, deux personnages jouent au cricket sur une plage paradisiaque, tandis qu’un troisième les regarde. Dans l’ancienne colonie britannique qu’est Trinidad, le cricket est aussi une allusion aux anciens occupants et à l’emprise culturelle qu’ils ont imposée aux populations indigènes.
« Music Shop » (2023) est un hommage au musicien The Mighty Shadow, nom de scène de la star du calypso Winston McGarland Bailey, mort en 2018, pour lequel Doig avait une grande admiration et qu’il représente ici dans un grand manteau noir à travers lequel apparaît un squelette. La guitare sur l’épaule, il se tient devant un magasin d’instruments de musique aussi fantomatique que lui, la porte et les fenêtres ne laissant apercevoir que la mer. « Je n’essaie jamais de créer des espaces réels, seulement des espaces peints. C’est tout ce qui m’intéresse », explique Doig. « C’est peut-être pour cela qu’il n’y a jamais vraiment de temps ou de lieu spécifique dans ma peinture. »
Le tableau « Soca Boat » (2023), dont le titre provient d’une chanson de Mighty Shadow, est un autre témoignage de l’amour du peintre pour la musique (le soca est une forme musicale dérivée du calypso, dont le nom vient de la contraction de soul-calypso). Ici Doig a transformé l’image d’un groupe de pêcheurs brandissant leurs poissons par celle d’un groupe de musiciens portant leurs instruments.
Doig n’est pas seulement un fervent amateur de musique, il est aussi passionné de cinéma. Lorsqu’il s’est installé à Trinidad, on ne pouvait y voir que de médiocres productions hollywoodiennes. Comme les plateformes de diffusion de films n’existaient pas encore, il a décidé d’ouvrir un ciné-club avec un artiste local dans l’entrepôt où il avait son atelier, et d’y projeter des films d’art et d’essai et des films anciens. Il y a accueilli gratuitement chaque semaine tous ceux qui souhaitaient y assister et l’initiative a rencontré un franc succès (il y a eu jusqu’à 450 personnes lors des projections).
Les deux portraits de baigneurs disposés de part et d’autre de l’entrée – l’un en version diurne, l’autre nocturne – dérivent d’un cliché représentant Robert Mitchum sur une plage du Delaware en 1942. Au cours des années 1950, l’acteur américain a séjourné à Trinidad pour y tourner deux films et s’y est familiarisé avec la musique calypso dont il a enregistré un album de chansons en 1957 – « pas mauvais » selon Doig.
Les deux baigneurs ont emprunté à Robert Mitchum sa plastique et sa position solidement campée sur le sol, mais ils rendent aussi un tribut au « Baigneur » de Cézanne conservé au MOMA à New York. Dans les deux versions, l’homme se tient debout à l’avant-plan (jusqu’à toucher du pied le bord inférieur de la toile dans la version diurne) et occupe le centre de la composition.
Dans la version nocturne, « Bather (Night Wave) » (2019), la verticalité du baigneur contraste avec l’horizontalité très marquée du paysage, que souligne la position de la femme allongée derrière lui. Sous un ciel noir que peine à éclairer un mince croissant de lune, brille une mer blanche d’écume déferlant sur le sable orange vif de la plage. Près de l’eau, une femme nue est couchée sur le dos, les jambes repliées légèrement écartées, ses longs cheveux noirs étalés sur le sol. À côté d’elle, on distingue dans le sable l’empreinte d’un homme qui est parti et qui semble être le baigneur de l’avant-plan. On ne sait pas si ce qu’il s’est passé entre eux tenait de l’amour ou du viol mais dans le regard de la femme se lisent plus de peur et de tristesse que de béatitude. Le corps de l’homme est éclairé de face et sa silhouette est nimbée de lumière. Seul son visage aux traits brouillés reste dans l’obscurité, ainsi que ses jambes sur lesquelles semble se projeter l’ombre d’un objet hors champ. Sur son cou se dessine une cassure, comme s’il venait de perdre la tête et que celle-ci avait été grossièrement remise en place. L’image de la femme fait penser au « Manao Tupapau » de Gauguin, tableau dans lequel l’artiste a représenté sa jeune compagne tahitienne veillée par l’esprit de la mort.
Le baigneur de la version diurne (« Bather », 2023), en revanche, est seul, comme celui de Cézanne. Sa silhouette, presque identique à celle du baigneur de nuit, est peinte dans des nuances de gris, à l’exception de la chevelure teintée de jaune, d’une partie du buste laissant transparaître quelques zones plus rosées, et du maillot bordeaux. Il se tient sur un promontoire herbeux devant un paysage en grisaille que n’éclairent que de pâles lueurs jaunes perçant le ciel plombé et jetant quelques reflets sur une mer crayeuse encadrée de collines tout aussi livides. Figé dans cet environnement minéral, le baigneur semble s’être pétrifié et ressemble davantage à une statue qu’à un nageur sur le point de se jeter à l’eau.
Souvenir d’une rencontre que Doig avait faite en mer en pratiquant le kayak au large de Trinidad, « Spearfishing » (2013) représente deux pêcheurs dont la tenue et l’attitude l’avaient frappé et qu’il a dessinés et peints de mémoire longtemps après, transposant la scène dans une nuit bleutée où les personnages et le bateau irradient de lumière et de couleurs, le bateau de pêche étant devenu lui aussi un canoë d’un beau vert vif qui se reflète dans les eaux sombres de la mer.
Peter Doig met souvent des années à réaliser ses tableaux. Il les retravaille, les modifie et ne les termine généralement que lorsque l’échéance d’une exposition arrive. L’ énigmatique « Night Bathers » a été commencé en 2011 et terminé en 2019. La scène est située dans Maracas Bay à Trinidad sur l’une des plages les plus populaires de l’île, mais au lieu de prendre un bain de soleil, les baigneurs allongés sur le sable prennent un bain de lune. La lumière et les couleurs irréelles de cette vision nocturne créent une atmosphère onirique. Il semblerait que Doig ait voulu évoquer dans ce tableau le phénomène de la bioluminescence générée par des microorganismes marins faisant partie du plancton, qui fabriquent de la lumière par un processus chimique (chacun de ces micro-organismes émet des flashs de 100 millisecondes et chaque litre d’eau en contient des centaines de milliers. Cela produit une lumière bleue diffuse dans les vagues et un spectacle fascinant). Mais le tableau garde néanmoins tout son mystère.
Aussi mystérieux est l’autoportrait de « Night Studio (Studio Film and Racquet Club) » (2015) où Doig s’est représenté dans l’atelier la nuit devant des tableaux empilés à côté desquels on aperçoit, par une ouverture grillagée, deux petites silhouettes de joueurs de racquetball sous des projecteurs dont le halo forme un réseau de cercles lumineux. Comme beaucoup de ses amis artistes, explique-t-il, Doig travaille souvent la nuit, surtout lorsqu’il y a des tableaux à terminer. Et lors de ces longues nuits, la fatigue finit par déclencher une sorte d’état de délire qui, paradoxalement, permet de finir le tableau. Ici le peintre paraît vouloir prendre du recul pour regarder sa toile et réfléchir comment la terminer. Mais il semble aussi se calquer sur la forme du personnage peint sur la toile derrière lui, comme une mise en abîme du processus de la peinture.
En face de l’entrée, le grand tableau intitulé « Untitled (Ping Pong) » (2006-2008) montre un homme jouant au tennis de table devant une paroi quadrillée de rectangles bleus, gris et noirs qui masque un paysage maritime aux couleurs délavées contrastant avec le vert vif de l’herbe haute qui envahit le premier plan. Face à l’homme brandissant sa raquette au-dessus de la table pour amorcer un revers, il n’y a ni adversaire, ni balle, rien qu’un fragment de paysage déserté au-dessus duquel plane un oiseau. Doig a décliné cette composition en plusieurs versions sur papier. Le mystérieux joueur de ping-pong y est toujours seul face au néant, à l’exception d’une version au moins, offerte par le peintre à la Tate en 2013 mais réalisée en 2008, soit la même année que celle de l’achèvement du tableau exposé ici. Dans cette version de petit format (24,7 x 35 cm), une silhouette aux longs cheveux bruns habillée de blanc fait face au joueur du côté opposé de la table. On ne voit pas si elle tient une raquette mais sa position légèrement inclinée vers la table, la tête levée vers celle du joueur, montre qu’elle est engagée avec lui dans un échange, qu’il soit réel ou symbolique. Pour autant que je le sache, Doig ne s’est pas exprimé à propos de cette composition dont le sens reste obscur. Mais cette unique apparition pourrait suggérer une clé d’interprétation, l’évocation d’une relation interrompue par la disparition de l’un ou l’une de ses protagonistes.
La quinzaine d’œuvres sélectionnées par Doig dans les collections du musée est exposée dans deux salles adjacentes à celle où sont accrochés ses grands tableaux. Elle comprend notamment une série de portraits dans lesquels le visage du sujet se dérobe à la vue du spectateur, gardant pour celui-ci tout son mystère. Berthe Morisot, peinte par Manet, dissimule son visage derrière un éventail, de même que les traits de la jeune fille saisie par Renoir sont floutés par sa voilette, et que le visage de Camille Monet, la première épouse du peintre, morte prématurément et représentée ici sur son lit de mort, disparaît sous les voiles en tulle tels ceux d’une mariée.
Pareillement, les traits du visage de Félix Vallotton peint par Vuillard, et ceux du Petit paysan de Seurat, restent indéterminés, leurs traits gommés, tandis que le visage de Camille Pissarro est à moitié mangé par sa barbe. Les visages des personnages de Daumier, quant à eux, ressemblent à des masques de carnaval. Pas étonnant que Peter Doig ait porté son choix sur ces tableaux, lui dont les œuvres restent si énigmatiques.
De Gauguin, il a choisi « Le cheval blanc » (1898) qui l’a certainement inspiré pour son très beau tableau « Grande Riviere » (2000-2001) conservé au musée des Beaux-Arts d’Ottawa (pour l’anecdote, on rappellera que cette toile si emblématique de Gauguin était une commande que lui avait passée un pharmacien de Tahiti et qui la refusa au motif que le cheval était « trop vert »).
La glaçante vision de « La Guerre » (vers 1894) peinte par le Douanier Rousseau s’incarne dans le portait d’une jeune fille, ou d’une enfant, à la longue chevelure noire hirsute et à la robe en lambeaux, brandissant une épée et une torche fumante en chevauchant une monture mi-cheval, mi-dragon au milieu d’un paysage dévasté, parsemé de corps dénudés que dévorent des corbeaux. Des nuages rouges traversent le ciel, comme chargés de feu ou de sang. Couché au milieu des morts et vêtu seulement d’un pantalon rapiécé, un homme se tourne vers le spectateur comme pour le prendre à témoin des horreurs de la guerre (est-ce un autoportrait de Rousseau lui-même ?). Doig a commenté le choix de ce tableau en indiquant s’en être inspiré dans « Two Trees », et en ajoutant : « La puissante déclaration anti-guerre de Rousseau […] reste pertinente et obsédante aujourd’hui, nous faisant réfléchir à l’impact durable des conflits. »
Dans la même ligne, il a retenu une œuvre de Jean-Léon Gérôme, « Jeunes Grecs faisant battre des coqs » (1846) dans laquelle une jeune fille et un jeune homme semblent se délecter par avance du spectacle sanglant promis par la lutte à mort de deux coqs dont le plumage hérissé et les griffes acérées contrastent violemment avec la placidité des deux jeunes gens aux corps lisses et parfaits.
La sélection de Doig comprend aussi un étonnant « Christ aux Limbes » (vers 1867) de Cézanne, inspiré d’une composition de Sebastiano del Piombo conservée au Prado, où la palette de couleurs très restreinte exacerbe les contrastes de lumière par un large usage du blanc et du noir éclairés par le rouge du manteau du Christ.
Les « Chasseurs dans la neige » de Courbet ont également joué un rôle marquant dans l’œuvre de Doig, notamment pour les paysages de montagnes enneigées peuplées de skieurs qu’il a peints dans les années 1990, souvenirs du Canada.
Une grande vitrine abrite une série de danseuses et de nus de Degas, à l’origine des modèles en cire qui se trouvaient dans l’atelier du peintre et qui ont été coulés en bronze après sa mort. Doig les a choisis pour la spontanéité et l’énergie qui s’en dégagent, donnant l’illusion qu’ils viennent de sortir des mains de l’artiste.
Ce n’est pas la première fois que le musée d’Orsay invite un artiste vivant à investir ses murs. Dès le début des années 2000, la série d’expositions Correspondances initiée par Serge Lemoine, le directeur de l’époque, proposait à un artiste contemporain de choisir une œuvre dans les collections du musée et d’exposer une de ses créations en regard de celle-ci. En 2022, le bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire a offert au musée l’occasion d’exposer la série Spleen de Paris réalisée par Marlene Dumas et de faire dialoguer trois œuvres de la grande artiste sud-africaine avec des œuvres des collections permanentes.
Cette fois, le nombre d’œuvres provenant des collections du musée est plus conséquent et Doig a eu accès aux réserves également.
Si l’on peut exprimer un seul regret à propos de cette exposition, c’est que l’accrochage des toiles de Doig paraît parfois un peu trop serré et un peu haut. Ses grandes compositions ont besoin d’air pour être appréciées à leur juste mesure, et les voir à hauteur d’yeux permet au spectateur de mieux entrer dans son univers. Bien sûr les contraintes imposées par la disposition des lieux n’offrent pas toujours ces conditions idéales. La salle à coupole dans laquelle ils sont installés leur offre en tout cas un très beau cadre et il ne faut pas manquer l’occasion de voir rassemblé ce bel ensemble d’œuvres d’un peintre trop rare.
Peter Doig, Reflets du siècle
Musée d’Orsay
Esplanade Valéry Giscard d’Estaing
75007 Paris
Du mardi au dimanche de 9h30 à 18h, le jeudi jusqu’à 21h45, fermé le lundi
Jusqu’au 21 janvier 2024