Expositions

Mohamed Bourouissa et ses « Urban riders » en piste au MAMVP

À 39 ans, l’artiste franco-algérien largement reconnu sur la scène internationale bénéficie pour la première fois d’une exposition personnelle dans une institution publique française.

Repéré dès 2007 aux Rencontres de la photographie d’Arles où il avait gagné le prix Voies Off, le travail de Mohamed Bourouissa était exposé en 2009 au New Museum à New York ainsi qu’à la maison rouge à Paris, notamment. En 2010, l’artiste était sélectionné pour l’exposition Dynasty organisée conjointement par le Palais de Tokyo et le Musée d’art moderne de la Ville de Paris et rejoignait la prestigieuse galerie Kamel Mennour. En 2011, il participait à la biennale de Venise. Depuis, ses œuvres n’ont cessé d’être exposées, en France comme à l’étranger. L’exposition présentée en ce moment au Musée d’art moderne de la Ville de Paris a déjà été montrée à Munich, à Amsterdam et aux États-Unis (à Atlanta et à Philadelphie, où la Fondation Barnes lui a consacré une grande rétrospective en 2017). Aucun musée français ne lui avait jusqu’ici consacré d’exposition monographique, un manque enfin réparé grâce à l’initiative du MAMVP. Par ailleurs, Mohamed Bourouissa fait cette année partie des quatre finalistes sélectionnés pour le prix Marcel Duchamp 2018 qui sera décerné en octobre et prépare plusieurs expositions tout en planchant sur de nouveaux projets. Une actualité bien remplie et un succès mérité qui ne semble pourtant pas lui être monté à la tête.

L’exposition « Urban Riders » s’articule autour du film Horse Day que l’artiste a réalisé en 2014 dans le quartier défavorisé de Strawberry Mansion à Philadelphie. Au milieu d’un ghetto en proie à la criminalité et la drogue, les écuries associatives de Fletcher Street constituent un havre miraculeusement sauvegardé dans lequel se perpétue une longue tradition de la culture du cheval. Dans ce quartier qui a accueilli plusieurs vagues migratoires d’Afro-Américains arrivant du Sud des États-Unis au cours du siècle passé, l’exode progressif des industries et d’une partie de la population blanche a entraîné l’abandon de nombreux bâtiments et parcelles, permettant aux familles noires venues de régions rurales de conserver leur culture équestre. Ces écuries installées dans des bâtiments à l’abandon permettent aux jeunes du quartier d’échapper à la rue et de trouver un exutoire à la violence et au trafic de drogue qui gangrènent cette zone urbaine. Elles permettent aussi de sauver des chevaux promis à l’abattoir.
C’est en découvrant en 2013 le livre que leur a consacré la photographe américaine Martha Camarillo (Fletcher Street, 2006) que Mohamed Bourouissa décide de se rendre à Philadelphie pour réaliser un projet avec les cavaliers qui fréquentent ces écuries. Mais avant d’aborder le sujet de l’exposition, jetons un coup d’œil rétrospectif sur l’itinéraire de l’artiste.

Né à Blida (Algérie) en 1978, Mohamed Bourouissa arrive en France à l’âge de cinq ans avec sa mère. Après un parcours scolaire où seuls les cours de dessin semblent avoir ouvert quelques fenêtres, il s’inscrit en arts plastiques à la Sorbonne et commence à pratiquer la peinture et le graffiti avec sa bande de copains. C’est en 2003-2005 qu’il réalise un premier travail photographique, Nous sommes Halles, dans lequel il montre de jeunes banlieusards photographiés autour de la station Châtelet-les Halles – nœud ferroviaire des lignes de RER convergeant de la banlieue vers Paris – affichant les logos de leurs vêtements de marque comme une aspiration identitaire et un signe d’appartenance sociale. Avec ces portraits, Bourouissa entend donner une autre image de ces jeunes en quête d’identité, en portant vers eux un regard de l’intérieur – son regard de jeune banlieusard – au moment où les médias font leur une sur les émeutes et la violence dans les banlieues.

Mohamed Bourouissa, Nous sommes Halles, 2003-2005, en collaboration avec Anoushkashoot
© ADAGP Paris, 2018
courtesy de l’artiste et kamel mennour, Paris/London

Après cette première expérience, il décide de se former à la photographie et s’inscrit à l’école des Arts Décoratifs, dont il obtient le diplôme en 2006. Parallèlement, il commence la série Périphéries, par laquelle il va rapidement se faire connaître. Il y met en scène des situations qui paraissent saisies dans le quotidien des cités mais sont en réalité des images extrêmement construites, s’inspirant notamment de compositions de tableaux célèbres de l’histoire de l’art. Dans La République (2006), par exemple, qui renvoie aux épisodes alors récents des arrestations dans les banlieues à la fin de l’année 2005, la composition triangulaire de l’image, dominée par un drapeau tricolore, fait écho à celle de La Liberté guidant le peuple (1830), illustre tableau d’Eugène Delacroix qui se référait également à l’actualité sociale et politique de son époque. L’utilisation d’une puissante source de lumière éclairant la scène latéralement rappelle les tableaux du Caravage, peintre qui a beaucoup marqué le jeune étudiant en photographie. Même si l’artiste se défend de vouloir adopter un point de vue politique, ses images révèlent une tension qui s’exprime ici par l’opposition entre la présence du drapeau – symbole des valeurs de la république au même titre que la devise Liberté, Égalité, Fraternité – et la violence de la scène qui se déroule alentour. Elles soulèvent aussi la question de ce que peut signifier l’identité pour les individus issus des minorités – interrogation qui traverse l’ensemble de l’œuvre de l’artiste.

Mohamed Bourouissa, La République, 2006, Série Périphérique © ADAGP Mohamed Bourouissa, courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London

Dans Le Reflet (2007), ce questionnement prend la forme d’un amoncellement d’écrans noirs barrant l’horizon du jeune homme représenté de dos, recroquevillé à l’avant-plan. La composition de l’image est directement inspirée du Radeau de la Méduse de Géricault.

Mohamed Bourouissa, Le Reflet, 2007, Série Périphérique © ADAGP Mohamed Bourouissa, courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London

En 2008-2009, alors à l’École du Fresnoy (promotion 2008-2010) où il s’initie aux techniques de l’audiovisuel, Mohamed Bourouissa élabore Temps mort, une série photographique et un film réalisés à partir de photos, de vidéos et de sms clandestinement échangés par le biais d’un téléphone portable avec un détenu rencontré grâce à un ami commun (les portables sont interdits dans les prisons). L’objectif poursuivi est une immersion dans l’univers carcéral, matérialisée par une succession d’images brutes restituées sans commentaires ni jugement. L’agrandissement de ces images basse définition, qui en accentue la pixellisation, leur donne un caractère presque irréel. Le film, construit sur l’alternance de sms et de vidéos, laisse percevoir la relation qui se noue peu à peu entre l’artiste et son correspondant, le regard du premier – filmant le monde extérieur – et celui du second – partageant l’univers clos de sa cellule – finissant par se fondre. Le titre « Temps mort », emprunté à l’album du rappeur Booba, fait référence au temps suspendu de la prison, temps qui s’immobilise comme sont immobilisées les personnes incarcérées. Un temps, peut-être aussi, qui serait ôté à la vie pour devenir un avant-goût de celui de la mort.

Mohamed Bourouissa, Temps mort, 2009, Sans titre n°9 © ADAGP Mohamed Bourouissa, courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London

Mohamed Bourouissa, Temps mort, 2009, Sans titre n°11 © ADAGP Mohamed Bourouissa, courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London

Mohamed Bourouissa, Temps mort, 2009, Still n°4 © ADAGP Mohamed Bourouissa, courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London

Poursuivant son expérimentation sur les images filmées de façon clandestine, Mohamed Bourouissa équipe de micro-caméras des vendeurs à la sauvette postés à la sortie du métro Barbès où ils proposent des cigarettes de contrebande, inversant de cette façon les procédés habituels du reportage documentaire en donnant à voir le point de vue de l’illégal vers le légal et suscitant une réflexion sur cette économie de marché et sur les rapports de force qu’elle engendre (Legend, 2010).

Invité pour la Nuit Blanche 2012 à concevoir une œuvre à la Monnaie de Paris, l’artiste imagine de faire graver une pièce à l’effigie de Booba et de créer un clip-vidéo pour la chanson Fœtus qui sera projeté sur la façade du bâtiment quai de Conti. Haut représentant de la culture rap – dans laquelle Mohamed Bourouissa a baigné toute son adolescence – et chantre de la « izi monnaie », Booba dépeint dans ses textes corrosifs un univers à des années-lumière de celui des élégants salons de l’hôtel de la Monnaie dans lesquels est tourné le clip. La vidéo associe des vues de l’usine hi-tech de fabrication de pièces de monnaie près de Bordeaux avec des images où se mêlent les symboles de l’argent facile, filmées au cœur même du lieu qui incarne le pouvoir financier de l’état. Autour de ce projet (All-In, 2012-2013), Mohamed Bourouissa a rassemblé des photos et des vidéos qui traitent du rapport à l’argent dans la société contemporaine. On peut voir dans le portrait d’Agnès – une jeune femme comptant fébrilement des pièces de monnaie empilées devant elle – une autre référence à la peinture ancienne, celle du Prêteur et sa femme de Quentin Metsys, conservé au Louvre. Mais à l’inverse du tableau de Metsys qui montre un couple de personnages où la femme se détourne de son livre de prières pour regarder les pièces d’or et les bijoux pesés par son mari – allégorie religieuse dénonçant la vénalité et rappelant l’inéluctabilité du jugement dernier évoqué par la balance-, c’est ici la menace de la précarité que suggère la photographie de la jeune femme installée dans un décor confortable, les centimes laborieusement entassés sur la table laissant présager de sombres perspectives.

Mohamed Bourouissa, Agnès, 2013 © ADAGP Mohamed Bourouissa, courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London

Dans une société où la valeur des individus se mesure habituellement à l’aune de leur réussite professionnelle ou financière, comment peut-on exister quand on est sans emploi ? Avec L’Utopie d’August Sander (2012), Mohamed Bourouissa tente d’apporter une réponse à cette question. Depuis ses premiers travaux, l’artiste s’attache à donner une visibilité aux invisibles, à mettre à l’avant-plan ceux que la société laisse généralement dans les marges. Faisant allusion au travail typologique entrepris dans les années 1920 par le photographe August Sander sur la société allemande dont ce dernier ambitionnait de dresser un portrait par catégories de métiers (Les Hommes du XXe siècle), le projet est dédié à ceux qui, par leur absence de statut professionnel, n’ont pas d’existence vis-à-vis de la société. Ainsi Mohamed Bourouissa entreprend d’ériger une forme de monument aux exclus. Se postant à la sortie d’une agence Pôle emploi avec un camion équipé d’un scanner et d’une imprimante 3D, il propose aux demandeurs d’emploi de se faire scanner en 3D et réalise de petites figurines en résine polyester à l’image de ses modèles. Accompagnées d’un certificat d’authenticité signé par l’artiste, celles-ci peuvent ensuite être monétarisées sur les marchés par leur propriétaire ou encore vendues par l’artiste au profit du projet. Pris au premier degré, le geste peut sembler naïf, voire offensant pour certains qui n’ont pas du tout apprécié sa proposition, cependant il ne s’agissait évidemment pas de se prévaloir de bons sentiments mais de poser un acte symbolique en donnant « une statue aux sans statut » et d’induire une dynamique d’échanges et de rencontres entre des réalités et des situations très différentes.

Mohamed Bourouissa, L’Utopie d’August Sander, 2012 © ADAGP Mohamed Bourouissa, courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London

Dans chacun de ses projets, Mohamed Bourouissa cherche à ouvrir des portes, à initier des collaborations, à établir des rencontres, se heurtant parfois à des résistances ou même des oppositions. En arrivant à Philadelphie, où il pensait passer trois semaines pour y tourner un western urbain, il se rend vite compte de la difficulté de se faire accepter par la communauté afro-américaine très ségréguée de Strawberry Mansion. N’être ni noir, ni américain le met d’entrée hors-jeu. De plus, il ne maîtrise pas complètement la langue, ce qui complique encore les choses. Il lui faudra de longs mois – il en passera huit au total – pour gagner la confiance de ces hommes et les convaincre de s’investir dans une proposition qu’il ne conçoit pas autrement que collective. Il propose alors aux ‘horsemen’ d’organiser avec eux autour des chevaux un concours inspiré des compétitions de tuning pour les voitures, autre symbole de puissance et de vitesse cher à la culture américaine. Toujours animé par le désir de jeter des ponts entre des mondes en apparence inconciliables, Mohamed Bourouissa invite des artistes locaux à confectionner pour les chevaux des costumes conçus en étroite collaboration avec les cavaliers.

Mohamed Bourouissa, Urban Riders, Affiche du concours © Isabelle Henricot

Mohamed Bourouissa avec le cheval ayant servi de mannequin pour la confection des costumes (à l’arrière-plan La Fée Électricité de Raoul Dufy) © Isabelle Henricot

La première salle de l’exposition se présente comme une grande sellerie dans laquelle ont été accrochés les costumes, fabriqués à l’aide de matériaux de récupération par les artistes invités (une couverture faite d’un assemblage de CD, une selle munie d’ailes évoquant Pégase (œuvre de MB), une parure de rubans rouge et argent, une collerette de fleurs en plastique, etc.). Dans la salle suivante sont exposés les dessins, collages et croquis que Mohamed Bourouissa a réalisés pour la mise au point du projet.

Les costumes réalisés par les artistes © Isabelle Henricot

Le film Horse Day est projeté sur deux écrans parallèles : on y voit, d’une part, les préparatifs de la fête entrecoupés de scènes du quotidien dans les écuries, et de l’autre le déroulement de la compétition.

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L’exposition est complétée par un ensemble de sculptures (The Hood, 2015-2017) créées par l’artiste dans le prolongement du projet (mais sans doute aussi parce qu’il a fallu le financer…) et composées d’un assemblage de pièces de carrosserie sur lesquelles sont imprimées des photos de cavaliers et de chevaux.

C’est surtout dans le choix du sujet que réside l’intérêt de ce projet. En braquant sa caméra sur les cavaliers afro-américains de Fletcher Street, l’artiste s’attaque au stéréotype du cow-boy blanc profondément ancré dans l’imaginaire collectif depuis le début du XXe siècle. Les peintres américains, puis surtout le cinéma hollywoodien, avec John Wayne notamment, relayé par les publicités d’une célèbre marque de cigarettes, ont largement contribué à forger l’imagerie de cette icône de la mythologie américaine. Or les sources historiques attestent qu’au début du XIXe siècle, un cow-boy sur quatre était noir et que les cow-boys de l’ouest américain étaient constitués d’un mélange de Noirs, de Blancs, de Mexicains et d’Amérindiens. Lors de la Guerre de Sécession, de nombreux Afro-Américains se sont également engagés dans la cavalerie de l’armée du Sud pour se libérer de l’esclavage. L’équitation a cependant gardé longtemps la réputation d’être un sport réservé aux riches et aux Blancs. Les cavaliers noirs de Fletcher Street contredisent avec panache cette idée reçue. À travers le regard que leur porte Mohamed Bourouissa, c’est plus généralement celui que nous portons sur les minorités dans leur ensemble que l’artiste interroge et que sa pratique œuvre à modifier. En observant la société à partir des marges, il ne cesse de remettre les questions d’intégration et d’identité au cœur de son travail.

Mohamed Bourouissa, « Urban Riders », MAMVP 2018 © Isabelle Henricot

Mohamed Bourouissa, « Urban riders »
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris
11, avenue du Président Wilson
75116 Paris
Du mardi au dimanche de 10h à 18h (le jeudi jusqu’à 22h)
Fermé le lundi et certains jours fériés
Jusqu’au 22 avril 2018

Photo de titre : Mohamed Bourouissa, Sans titre, 2013 © ADAGP Mohamed Bourouissa, courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London

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