Remarquable de qualité et de sensibilité, la collection présentée à la maison rouge révèle, dans une scénographie très réussie, les affinités de Marin Karmitz avec les thèmes et les artistes qui lui sont chers.
Essentiellement constituée de photographies en noir et blanc, mais incluant également peintures, dessins, sculptures, vidéos et installations, la collection de Marin Karmitz est construite à partir de larges séries d’œuvres de la plupart des artistes auxquels le collectionneur s’est intéressé. Centrée sur la figure humaine, elle pose un regard intime sur des vies d’inconnus saisis dans l’instantanéité d’un cliché photographique, visages anonymes et pourtant si proches à travers lesquels se dessine en filigrane un portrait de l’humanité.
La collection est à la fois le reflet de l’histoire d’un homme – celle du collectionneur – mais aussi de l’Histoire qui s’écrit en majuscule et qui est celle d’une partie du XXe siècle.
Surtout connu comme producteur de films et comme créateur des complexes de cinémas qui portent son nom (MK2), Marin Karmitz est né à Bucarest (Roumanie) en 1938 dans une famille juive d’industriels qui, sous la pression du communisme, s’exile et arrive en France après la guerre, en 1947. Après ses études à l’Idhec, le jeune homme devient réalisateur avant de se lancer quelques années plus tard dans la distribution puis la production de films afin d’assurer la diffusion de ses propres courts-métrages et de soutenir le cinéma d’auteur dont il est un ardent défenseur. Animé par ses convictions politiques et philosophiques, l’ancien maoïste conçoit à cette époque l’implantation de salles de cinéma dans des quartiers populaires de Paris comme une réponse apportée au besoin de créer des lieux de contre-culture et d’échange d’idées dans ces quartiers défavorisés culturellement. Le premier cinéma MK2, le 14 juillet Bastille, propose dès son ouverture en 1974 des projections en VO et des films d’auteurs, suivis de débats, dans un quartier qui n’accueille alors que des films de karaté et des films porno. Peu à peu, d’autres salles vont ouvrir dans différents coins de Paris et le groupe MK2 deviendra au fil des années le puissant géant du cinéma que l’on connaît. Géré aujourd’hui par les deux fils du fondateur, il s’étend désormais bien au-delà du périphérique et même des frontières nationales, puisqu’il contrôle l’exploitation d’un circuit de salles en Espagne et projette de poursuivre son extension au Portugal, au Brésil et au Canada.
Cette impressionnante réussite professionnelle n’a toutefois pas fait dévier Marin Karmitz de ses valeurs fondamentales et de son intérêt pour tout ce qui touche à l’humain, à l’identité et à la mémoire. A travers l’ensemble de sa collection, commencée il y a plus de trente ans, la figure humaine est partout présente. Les thèmes de l’exil, des ghettos, des immigrés, des déracinés et des opprimés de toutes origines en sont les fils rouges. Mais au-delà des souffrances ou des drames perceptibles dans ces images, c’est surtout la vie qui y est célébrée. Comme dans le portrait de ce jeune mineur réalisé par Gotthard Schuh en 1937, dont le visage barbouillé de charbon laisse apparaître un formidable appétit de vivre.
Cette photographie, la première achetée par Marin Karmitz à la fin des années 1990, lui a transmis le goût de ce medium alors qu’il n’avait jusque là collectionné que la peinture, le dessin et la sculpture. Il s’est ensuite passionné pour cet art et, assisté de Christian Caujolle, fondateur de l’agence Vu et grand spécialiste de ce domaine, en a fait le centre de sa collection.
Dans son désir de mieux comprendre le travail des artistes auxquels il s’intéressait et de les soutenir dans la durée, Marin Karmitz a acquis d’importantes séries d’œuvres de ceux-ci, comme en témoignent les ensembles réunis dans l’exposition. Les choix qu’il opère sont déterminés par ses coups de cœur, loin des modes et des diktats du marché. Il aime les images ouvertes, qui se laissent librement interpréter par chacun en fonction de son histoire personnelle et se dit fasciné par la manière dont « un artiste, en un millième de seconde, arrive à travers une photo à nous raconter mille histoires ». L’aspect anecdotique des œuvres narratives ne l’intéresse pas. Il rejette aussi les scènes de guerre. « Je suis contre le spectacle de la violence, qui la banalise » explique-t-il. Evoquant son attirance pour le noir et blanc dont il apprécie la richesse de nuances et la subtilité, il dit y trouver une profondeur et une dimension qu’il ne retrouve pas dans la couleur. Il ajoute que le noir et blanc lui rappelle « la nuit, le rapport avec le mystère, avec la mort, avec la renaissance et avec la vie, car derrière la nuit, il y a le jour et une dialectique très forte entre les deux ».
C’est en homme de cinéma que Karmitz a imaginé la scénographie de l’exposition, conçue comme un scénario dans lequel dialoguent tous ces visages qui racontent des histoires.
L’univers flottant de Michael Ackerman, dépeignant les Etats-Unis d’aujourd’hui avec ses portraits flous et ses images en mouvement qui font penser à la peinture de Bacon, se confronte ainsi à une autre vision de l’Amérique, celle du sociologue Lewis Hine qui mena entre 1904 et 1930 pour le compte de diverses institutions des enquêtes sur les immigrés, sur le travail des enfants ou encore les conditions de vie des ouvriers, documentées par ces petites plaques photographiques qui sont ici projetées sur grand écran.
Les images sublimes saisies par Roman Vishniac dans les communautés juives d’Europe centrale entre 1935 et 1938, juste avant leur disparition, sont d’autant plus remarquables qu’elles ont été réalisées dans des conditions extrêmement difficiles – Vishniac, lui-même juif, n’étant autorisé ni à prendre des photos ni à se procurer des pellicules, fut contraint de se dissimuler sous une fausse identité. Ces témoignages d’une disparition annoncée résonnent avec l’installation de Christian Boltanski rassemblant les photographies des regards de résistants allemands capturés et exécutés par les nazis pendant la seconde guerre mondiale.
L’exposition permet aussi d’admirer une très belle série du Suisse Gotthard Schuh, dont le travail inspira Robert Frank, et qui est à l’origine de l’attrait de Marin Karmitz pour la photographie.
Les séries d’œuvres réunies dans l’exposition permettent d’entrer successivement dans des univers très différents, comme ceux de Christer Strömholm, Anders Petersen, Josef Koudelka, W. Eugene Smith et beaucoup d’autres… Soit plus de 80 artistes et près de 300 œuvres.
Distribuée en petites cellules s’ouvrant sur un long couloir ponctué de niches, la suite de l’exposition abrite notamment une salle entière consacrée à Jean Dubuffet, avec de superbes toiles couleur de terre garnies d’éléments végétaux, au milieu desquelles veille une tête celte en pierre. Lui faisant face dans le couloir, une vitrine abrite une statue funéraire mexicaine en terre cuite du IIIe siècle avant notre ère.
L’éclectisme dont fait preuve Marin Karmitz dans le choix des œuvres reste cependant toujours centré sur certaines thématiques qui renvoient à sa propre histoire mais revêtent également une portée universelle. La mort et les interrogations sur la transcendance en font partie, illustrées entre autres par les photos de Dieter Appelt et de Duane Michals.
Dans la dernière partie du parcours, il faut s’arrêter sur les œuvres de Witkiewicz, Kantor et Soutter, avant de découvrir l’installation pleine de poésie de Christian Boltanski, Animitas blanc, à laquelle fait pendant celle de sa compagne Annette Messager, Les spectres des couturières.
Relevant d’une tradition indienne très ancienne, les « animitas » – petites âmes, en espagnol – sont de petits autels, souvent en forme de maison ou d’église, construits le long des routes pour commémorer les morts au Chili. Christian Boltanski s’est inspiré de cette coutume pour créer Animitas Blanc, une installation éphémère réalisée dans un paysage de neige au Québec et filmée treize heures durant, où tintent des centaines de fûrin – clochettes à vent utilisées dans les temples japonais pour chasser les mauvais esprits – symbolisant les âmes des morts et leur musique céleste.
Dans la ligne du travail de réflexion qu’Annette Messager mène depuis quarante ans sur les objets du quotidien et en particulier sur les attributs de la sphère féminine – travaux de couture, poupées, peluches, etc. – qu’elle revisite à sa manière pour en donner une vision à la fois cruelle et teintée d’humour noir, l’artiste a détourné ici, dans une installation monumentale, les instruments de couture pour en faire ce qui ressemble plutôt à des instruments de torture, évoquant également la Passion et d’autres martyres.
La vidéo Sleepers d’Abbas Kiarostami, le grand cinéaste iranien disparu en 2016, met le spectateur en présence d’un homme et d’une femme plongés dans le sommeil dans l’espace clos de leur lit. S’ils semblent unis en apparence, leurs gestes trahissent aussi l’impossibilité de se rejoindre à travers la frontière invisible qui sépare leurs deux inconscients.
Le titre de l’exposition, « Etranger résident », fait référence à un passage biblique tiré du livre du Lévitique dans lequel la divinité déclare qu’il n’y a sur la terre ni propriétaires ni locataires, aucun titulaire d’une nationalité ni aucun réfugié (« Mienne est la terre et étrangers et résidents vous êtes auprès de moi », Lévitique, 23,25). Etranger et résident, c’est la condition dans laquelle se reconnaît Marin Karmitz, à laquelle s’assimilent aussi tous ces inconnus dont il s’est entouré et qui sont devenus ses compagnons d’exil.
« Etranger résident, la collection de Marin Karmitz »
La maison rouge
Fondation Antoine de Galbert
10 boulevard de la Bastille
75012 Paris
Du mercredi au dimanche, de 11h à 19h, le jeudi jusqu’à 21h
Fermé les lundis et mardis
Jusqu’au 21 janvier 2018