Dans une exposition en trois volets, présentée en ce début d’année à Paris et à Versailles, Jeanne Susplugas propose différentes pistes de réflexion autour d’un sujet qui lui est cher, celui de l’espace habité. Rencontre avec une artiste intelligente et sensible, qui poursuit depuis de nombreuses années un travail d’exploration sur les thématiques de l’addiction, de l’enfermement, de l’aliénation.
La chimie, Jeanne Susplugas est tombée dedans quand elle était petite. Fille et petite-fille de chercheurs engagés dans la recherche pharmaceutique, elle a développé depuis l’enfance, où la manipulation du microscope faisait partie de ses jeux, un intérêt pour la vision rapprochée des choses. À l’âge adulte, cela s’est traduit dans son travail par la pratique de la macrophotographie et par l’habitude de passer rapidement d’une échelle à une autre, sur des œuvres qu’elle réalise dans des médiums variés.
Le thème des médicaments, qui occupe une place centrale dans son travail, de même que celui de la maison, renvoient à son histoire personnelle mais relèvent aussi d’une vision plus universelle dans laquelle chacun peut s’interroger sur sa propre relation à la dépendance et sur son besoin de sécurité.
L’une de ses premières installations, la Maison malade (1999), présentait un espace dont toutes les surfaces – murs, sol, plafond – étaient recouvertes de boîtes de médicaments, à la manière des parois capitonnées des chambres d’isolement dans les hôpitaux psychiatriques. Dans ce projet étaient déjà présentes « en germe » toutes les thématiques qu’elle a développées par la suite.
Si la maison, sphère de l’intime et symbole de protection, recouvre généralement la notion d’abri, de refuge, de lieu de recharge et de reconnexion avec le corps comme avec le groupe familial, son espace clos peut aussi devenir la scène de diverses formes de violences et se transformer en lieu d’enfermement ou de repli sur soi.
C’est cette ambiguïté que souligne Jeanne Susplugas à travers l’ensemble de ses recherches.
Ses maisons et modules architecturaux, souvent montés sur roulettes comme pour être plus facilement emmenés avec soi, s’avèrent en réalité très peu transportables et sont tellement cloisonnés qu’ils en deviennent redoutablement enfermants.
Pour la première phase de l’exposition, visible cette semaine encore à la Maréchalerie de Versailles, elle a conçu une installation spécifiquement adaptée à l’espace du centre d’art contemporain, créée à l’échelle monumentale et inspirée de la série Flying houses. Cette série de dessins, au style volontairement enfantin, regroupe des portraits de maisons – ou de leurs occupants – réalisés à partir d’une enquête dans laquelle l’artiste avait demandé aux habitants de dresser « une liste des choses qu’ils emporteraient avec eux s’ils devaient quitter leur lieu de vie dans l’urgence avec l’idée de ne peut-être jamais y revenir ». Dans les réponses qu’elle avait récoltées apparaissaient beaucoup d’objets récurrents, comme le maillot de bain, les tennis, le crayon, le couteau ou le canif… On y trouvait aussi des médicaments, principalement le Lexomyl ou le Doliprane. D’autres objets étaient plus spécifiquement liés à l’histoire de certaines personnes.
La maison présentée à la Maréchalerie, archétype de la maison individuelle telle qu’elle apparaît dans les dessins d’enfants, semble vouloir s’élever vers le ciel comme un ballon, mais elle est si lourdement lestée par l’attirail d’objets retenus par les habitants que l’on peut se demander si ce ne sont pas précisément ces objets, chargés d’affect ou d’histoire familiale, qui encombrent leur vie et les empêchent de vivre librement. « J’ai beaucoup de mal avec ces objets qui portent une histoire », dit Jeanne Susplugas, « c’est très lourd dans une maison ». Les maisons volantes ou à roulettes portent l’idée de contrecarrer, voire de nier cette lourdeur, de s’affirmer en habitat nomade, mais leurs caractéristiques physiques ou le poids du passé perturbent cette aspiration au nomadisme qui reste de l’ordre du fantasme. C’est un autre paradoxe de l’artiste, qui dit vouloir ne s’intéresser qu’au présent alors que son œuvre est hantée par le passé qui resurgit partout comme un fantôme.
Dans une autre pièce, une table couverte de corbeilles et de plats de fruits en céramique blanche rappelle les natures mortes du XVIIe siècle. En l’examinant de plus près, on aperçoit des plaquettes de médicaments et d’autres détails contemporains glissés au milieu des fruits : une ampoule électrique traîne dans un plat, à côté de flacons de vitamines et d’un téléphone portable ; une clé, dont personne ne se souvient plus ce qu’elle ouvrait mais qu’on n’ose pas jeter, est abandonnée là. Des bouteilles d’alcool sont éparpillées sur la table. Un mortier évoque la pharmacopée d’antan – mais l’artiste se souvient que ses parents en utilisaient couramment à la maison. L’ensemble compose une vanité contemporaine qui parle de la fugacité de la vie. La référence à ce genre artistique n’a rien d’étonnant quand on sait que Jeanne Susplugas est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art.
L’exposition de la Maréchalerie présente aussi le film « All the world’s a stage » (2014), dont le titre reprend les premiers mots de la pièce de Shakespeare As you like it (Comme il vous plaira) qui compare la vie à un jeu théâtral où chacun tient un rôle. Les références littéraires font partie intégrante du travail de Jeanne Susplugas. Pour ce film, elle a commandé des textes à l’écrivaine Marie-Gabrielle Duc, dans lesquels le comportement pathogène de chacun des quatre personnages, incarnés à l’écran par des acteurs, est dépeint avec humour et dérision, sans pour autant atténuer l’impression de malaise qui s’en dégage.
La deuxième étape de l’exposition, à la galerie Vivoequidem à Paris, reconstitue un intérieur de maison « façon auberge espagnole, qui me ressemble » dit Jeanne Susplugas. Sur un mur, recouvert de papier peint animé de dessins d’enfants reproduisant des maisons, sont accrochés des arbres généalogiques dessinés par l’artiste. Au lieu des noms de personnes composant l’arbre familial, ce sont des noms de pathologies – tout un éventail de phobies – qui sont inscrites dans les cartouches. Cette nomenclature a été établie à partir de témoignages recueillis auprès de différentes personnes. « Ces noms qu’on ne comprend pas, c’est comme un langage mystérieux qu’on utiliserait pour cacher l’existence de certaines personnes, de la même façon que certains membres de la famille disparaissent parfois de l’histoire familiale à cause de leur pathologie sur laquelle on garde le silence ».
Quelques dessins de Flying Houses sont accrochés sur le mur opposé. Un grand tapis blanc invite à s’asseoir pour regarder le film projeté sur l’écran ou écouter les enregistrements de la bibliothèque sonore. Cette « Banque de données littéraires » rassemble une collection de phrases ou d’extraits de livres que Jeanne Susplugas a réunis depuis une quinzaine d‘années, en lien avec ses thématiques de recherche. « C’est une manière de remercier tous ces écrivains qui nourrissent mon propos et ma vie ». Jeanne Susplugas a sélectionné une dizaine d’extraits qu’elle a fait lire par des comédiens et qu’elle a enregistrés. On peut y entendre notamment des textes de Marie Darrieussecq, James Ellroy, Nicolas Rey, Frédéric Beigbeder, Michel Houellebecq…
L’atmosphère d’intérieur de maison, qui est suggérée à la galerie, a donné l’idée à l’artiste d’y inviter des gens pour des performances expérimentales. Chaque mois – l’exposition se prolonge jusqu’en août – elle y rassemblera sur invitation quelques personnes autour d’un thème donné. Le principe de l’invitation a toujours fait partie de sa pratique artistique. Depuis ses débuts, Jeanne Susplugas a régulièrement invité d’autres artistes à venir partager ou enrichir ses propres œuvres lors de performances ou d’expositions.
Le troisième et dernier « chapitre » de l’exposition se tient à la Galerie de l’Ecole des Beaux-Arts de Versailles. La sculpture lumineuse Distorsions accrochée à l’entrée fait partie d’un ensemble d’œuvres réalisées en fil de lumière, restituant des mots ou des phrases qui s’inscrivent dans les thématiques de travail de l’artiste. Ce mot, qui parle de déséquilibres sociaux et psychologiques, renvoie aux tensions qui se manifestent dans la vie professionnelle, sociale, conjugale ou personnelle des individus, conduisant souvent à un mal-être que chacun s’efforce de combattre avec ses propres moyens.
Dans l’escalier, des photographies montrent l’artiste se mettant en scène avec divers ustensiles (ramenés du Japon) supposés améliorer l’aspect du visage ou du corps. Cette volonté de contraindre le corps, cette pression à l’auto-optimisation, qui émanent de nos sociétés de l’image, soulèvent la question de la norme.
À l’étage, un arbre généalogique a été reproduit sur un mur à l’échelle 1/1, dans le cadre d’un workshop avec les étudiants de l’école.
La vidéo There’s no place like home, projetée dans la pièce voisine, doit son titre à la dernière phrase du film Le Magicien d’Oz, prononcée par la petite Dorothy avant de sortir du monde magique et de revenir dans la réalité. Dans la vidéo, cette phrase est répétée en boucle par une femme tournant sur elle-même dans un tourbillon qui évoque à la fois l’enfermement et l’aspiration à s’échapper et à trouver un refuge.
Cette dualité sous-tend l’ensemble de l’œuvre de Jeanne Susplugas, à la recherche d’un point d’équilibre fragile entre ce que la société considère comme relevant de la normalité dans le comportement d’un individu et le moment où il bascule dans le trouble pathologique. Sans porter de jugement, l’artiste se pose en témoin de nos peurs et de nos comportements addictifs, sans doute pour mieux les exorciser…
Née en 1974 à Montpellier, Jeanne Susplugas vit et travaille aujourd’hui à Paris.
Pour plus de détails sur sa biographie et son parcours, on peut notamment consulter son site : www.susplugas.com
Jeanne Susplugas
« At home she’s a tourist : chapter I »
La Maréchalerie – Centre d’art contemporain
5, Avenue de Sceaux (samedi et dimanche entrée uniquement par la place des Manèges)
78000 Versailles
De mercredi à samedi de 14h à 18h, finissage ce dimanche 26 mars à partir de 11h en présence de l’artiste.
« At home she’s a tourist : Chapter II »
Galerie Vivoequidem, Paris
113, rue du Cherche-Midi
75006 Paris
Du mardi au samedi de 15h à 19h30
Jusqu’au 12 août 2017
« At school she’s a tourist: chapter III »
Galerie de l’Ecole des Beaux-Arts
11, rue Saint-Simon
78000 Versailles
Du mardi au samedi de 15h à 19h
Jusqu’au 8 avril 2017