Après avoir représenté la Belgique à la biennale de Venise l’an dernier, l’artiste installé entre le Mexique et le Canada expose ses « Jeux d’enfants » à Bruxelles jusqu’au mois de janvier. Sept nouvelles vidéos se sont ajoutées aux douze présentées dans le pavillon belge des Giardini en 2022, dont deux ont été tournées cette année en Ukraine.
Avant même d‘entrer dans l’exposition, on est accueilli par les clameurs et les cris d’enfants qui s’échappent de la première salle. Dans le couloir qui y conduit, une vidéo récente filmée à Copenhague montre des enfants dans un parc, tournant deux par deux à la manière de couples de danseurs en maintenant coincée entre leurs visages une orange qu’ils ne peuvent toucher de la main ni laisser tomber sous peine d’élimination du jeu (Appelsindans, Children’s Game #34, Copenhague, Danemark, 2022).
Immergé ensuite dans l’ambiance tonitruante d’une cour de récréation géante, on déambule dans une salle plongée dans l’obscurité, éclairée seulement par les images des vidéos défilant sur les écrans de tailles variées accrochés au plafond et le long des murs. Dix-sept vidéos y sont projetées, parfois en alternance sur certains écrans, montrant des jeux d’enfants filmés dans l’espace public aux quatre coins du monde.
On y retrouve le petit garçon à l’air si sérieux, jouant au cerf-volant en Afghanistan – un jeu interdit par les talibans (Papalote, Children’s Game #10, Balkh, Afghanistan, 2011), une poétique course d’escargots saisie au ras du sol, tournée chez la mère de l’artiste avec les enfants de sa famille (Slakken, Children’s Game #31, Pajottenland, Belgique, 2021), ou encore le merveilleux Imbu filmé au Congo, dans lequel de jeunes garçons rassemblés en cercle à la nuit tombante, la tête tournée vers le ciel, émettent des sons censés attirer les moustiques, qu’ils attrapent ensuite en frappant dans leurs mains, une manière ludique et poétique, si pas tout à fait efficace, de lutter contre la malaria (Imbu, Children’s Game #30, Tabacongo, RD Congo, 2021), ainsi que beaucoup d’autres jeux collectifs ou individuels filmés principalement au cours des quatre dernières années.
Dans La roue, une vidéo spectaculaire tournée à Lubumbashi en 2021 qui était également présentée à Venise, Francis Alÿs, dérogeant ici au cadre de l’espace public, filme à l’intérieur du complexe très privé de la Gecamines un petit garçon qui grimpe longuement puis dévale à une vitesse effrayante, enroulé à l’intérieur d’un pneu, les pentes du gigantesque terril formé par les résidus miniers provenant de l’exploitation du cuivre, qui constitue l’emblème de la ville (La roue, Children’s Game #29, Lubumbashi, RD Congo, 2021).
Dans Step on a Crack (Children’s Game #23, 2020), on suit dans les rues de Hong Kong une jeune écolière masquée, fuyant le contexte stressant de la pandémie en bondissant au-dessus des lignes et des joints tracés sur le bitume au gré des règles de son jeu.
Qu’il soit spécifique à un lieu ou universel, le jeu est un miroir de la société et c’est en cela qu’il intéresse Francis Alÿs. En créant une réalité fictive, le jeu permet à l’enfant de se confronter au réel en le gardant à distance. Il offre un espace de transgression qui permet à l’enfant de gérer ses émotions, et lui apprend à intégrer les règles de la collectivité tout en stimulant son imagination. Dans la vidéo Contagio, tournée au Mexique en pleine pandémie, les enfants ont transformé la version classique du jeu du loup en jeu de « contagion », dans lequel le loup, devenu le contaminateur, porte un foulard rouge, chacun des participants touchés revêtant à son tour un masque rouge (Contagio, Children’s Game #25, Malinalco, Mexique, 2021).
Pour les enfants confrontés à la guerre, jouer est aussi un moyen de transcender la réalité et de se l’approprier en la rendant plus supportable. Dans Parol, tourné cette année en Ukraine (Children’s Game #39, Kharkiv, Ukraine, 2023), trois jeunes garçons jouent à la guerre, postés à un carrefour proche du front. Revêtus de treillis militaires et munis de fusils en bois, ils arrêtent les véhicules qui passent, et après avoir vérifié les papiers d’identité des passagers puis examiné le coffre, ils leur font prononcer le mot ‘ Palyanitsya‘, nom d’un pain ukrainien réputé imprononçable par les russophones, que les soldats du pays utilisent pour débusquer les espions russes.
Dans Siren, des garçons et des filles en tenue militaire se succèdent devant la caméra en imitant le bruit des sirènes d’alerte. La séquence fait partie du jeu Alerte attaque aérienne joué par les enfants en Ukraine, dans lequel alternent diverses scènes parodiant la guerre (Siren, Ukraine, 2023).
Dans une vidéo réalisée en 2017 qui n’est pas exposée ici, Francis Alÿs montrait déjà comment le jeu peut prendre une dimension politique. Haram Football (Children’s Game #19, Mossoul, Irak, 2017) mettait en scène des enfants mimant une partie de football sans ballon à Mossoul, alors que ce jeu avait été interdit par l’État islamique qui avait revendiqué l’exécution publique de treize enfants dans cette ville en 2015 pour avoir regardé le match Irak-Jordanie à la télévision.
La série des Children’s Games, initiée un peu par hasard en 1999 avec « Caracoles » où l’on suivait un garçon shootant inlassablement dans une canette de soda au long d’une rue en pente de Mexico (une sorte de version moderne du mythe de Sisyphe), n’a véritablement pris corps que quelques années plus tard lorsque Francis Alÿs a commencé à filmer les jeux d’enfants de manière plus systématique lors de ses voyages. Les premières vidéos se voulaient l’écho, saisi dans la vie quotidienne, d’œuvres de fiction sur lesquelles l’artiste travaillait en parallèle. Elles sont ensuite devenues un moyen d’entrer en contact avec le pays dans lequel il voyageait, d’en découvrir les codes sociaux et culturels. Ayant acquis une place centrale dans son travail, la série des Children’s Games compte aujourd’hui une quarantaine de vidéos. Dans toutes ces séquences, Francis Alÿs filme à hauteur d’enfant et, se prenant lui-même au jeu, nous entraîne dans leur imaginaire. Ses vidéos sont réalisées à l’aide de deux ou trois caméras – il est généralement assisté de ses collaborateurs de toujours, Julien Devaux et/ou Rafael Ortega, mais parfois, lorsque la situation politique l’impose, il se débrouille avec les moyens du bord (en Ukraine, où beaucoup d’artistes et d’acteurs du monde de l’art ont dû se trouver un autre travail, il a filmé à l’aide de son chauffeur, ex-artiste, et au Congo c’est le responsable des réservations de l’hôtel qui a tenu le rôle d’assistant).
Depuis ses débuts, Alÿs a fait le choix de laisser ses vidéos en accès libre, elles sont toutes visibles et téléchargeables sur son site, à l’exception des dernières de la série qui n’y ont pas encore été ajoutées (https://francisalys.com ).
Lors de ses voyages, il a toujours dans son sac à dos une boîte de peinture et des petits carnets qu’il remplit de dessins, avant de transposer ceux-ci sur de petits panneaux de bois. L’exposition présente près d’une vingtaine de ces petits tableaux réalisés entre 1997 et 2023. Plutôt conceptuels au début, ils sont devenus plus descriptifs au fil du temps et sont en quelque sorte des instantanés de l’état du monde. L’un des derniers tableaux réalisés représente le cratère formé par l’explosion d’un missile dans un parc de Kiev, qui s’est très rapidement transformé en espace de jeu sous l’action des enfants.
Le travail de Francis Alÿs étant essentiellement non rémunéré, c’est par la vente de ses dessins et de ses peintures qu’il finance la réalisation des vidéos. Ses voyages se font presque toujours à l’invitation d’une institution ou d’une foire, à l’occasion d’une exposition de son travail. Dès qu’un voyage est programmé, il prend contact avec des correspondants locaux pour trouver des lieux publics où filmer les jeux des enfants. Mais – il en fait le constat depuis plusieurs années – la place occupée par le jeu libre des enfants dans les villes se fait de plus en plus rare. Elle n’a cessé de diminuer ces dernières décennies au profit de la voiture, des activités organisées, et plus récemment du développement du numérique. Le sentiment d’insécurité qui s’est développé parallèlement à cette évolution a contribué à faire disparaître ces jeux de l’espace public et la pandémie n’a fait que renforcer le phénomène, donnant peu à peu à cet inventaire une valeur d’archives. Sans porter de jugement sur cette évolution, l’artiste relève simplement le changement qui s’opère dans la société.
Dans la salle située au fond de l’exposition est projeté The Silence of Ani, un film réalisé pour la Biennale d’Istanbul en 2015, année du centenaire du génocide arménien. Cette tragédie faisant toujours l’objet d’une large censure en Turquie, Francis Alÿs l’évoque de manière très subtile et allégorique dans un film tourné à la frontière turco-arménienne au milieu des ruines de l’ancienne capitale médiévale de l’Arménie. Surnommée « la ville aux mille et une églises », Ani a eu une longue histoire de près de 2500 ans, mais c’est surtout durant le haut Moyen Âge qu’elle connut, sous la dynastie arménienne des Bagratides, un épanouissement exceptionnel en devenant un centre culturel et commercial majeur sur la route de la soie. Annexée au XIesiècle par l’empire byzantin, elle passa ensuite aux mains de dynasties turques, kurdes, arméniennes, géorgiennes avant d’être pillée par les Mongols au XIIIe siècle puis probablement détruite par un tremblement de terre en 1319. La ville fut alors abandonnée. Les dernières églises encore fréquentées sporadiquement par les populations arméniennes furent vandalisées en 1915. Le film s’ouvre sur une vue topographique de la ville au temps de sa splendeur puis passe dans un paysage de plateau creusé par une rivière qui forme la frontière entre la Turquie et l’Arménie. La caméra balaie ensuite les collines couvertes de nombreux vestiges émergeant au milieu des hautes herbes. Dans le silence à peine brisé par le vent surgissent des cris d’oiseaux, d’abord timides et solitaires, puis de plus en plus nombreux. On aperçoit des silhouettes d’adolescents se mouvant dans la végétation, on entrevoit des visages soufflant dans des appeaux, on entend leurs chants se répondre à tour de rôle. Peu à peu la ville morte reprend vie, animée par le souffle de ces adolescents. Dans le songe d’un garçon endormi apparait une colombe, fragile symbole d’espoir et de paix qui vient se poser sur une colonne brisée. Les enfants figurant dans le film viennent de la ville voisine de Kars. Le compositeur mexicain Antonio Fernandez Ros a conçu la partition musicale des appeaux.
Né à Anvers en 1959, Francis Alÿs a étudié l’architecture à Saint-Luc (Tournai) puis à Venise. En 1986, il s’est installé au Mexique où il a vécu et travaillé depuis. Il partage aujourd’hui son temps entre Mexico et Montréal.
Connu pour travailler aux quatre coins du monde sur des projets à dimensions sociales et politiques, l’artiste a fait de la ville son terrain d’expérimentation privilégié, et de la déambulation l’inspiration principale de son travail.
Il a parallèlement beaucoup fréquenté les zones de conflit – il s’est rendu à huit reprises en Afghanistan entre 2010 et 2014, y réalisant notamment plusieurs vidéos avec des enfants dans lesquelles le jeu apparaît comme une forme de résistance subversive ( Reel-Unreel, par exemple, fait référence à la destruction des bobines de films des archives photographiques afghanes par les talibans), allant même jusqu’à s’engager comme « artiste de guerre » auprès de l’armée britannique en 2013, seul moyen d’être autorisé à se rendre sur le terrain et se poser en témoin au plus près du front. Il renouvelle l’expérience un peu plus tard en Irak, où il se rend à la demande d’une fondation d’art pour laquelle il présentera un projet à la Biennale de Venise en 2017.
Dans les performances urbaines qu’il pratique depuis ses débuts, il explore des situations sociales et politiques sous la forme d’une errance poétique. L’une des plus anciennes vidéos de ses performances le montre tirant une sorte de chien à roulettes aimanté dans les rues de Mexico, sur lequel viennent se coller au passage toutes sortes de débris métalliques, clous et pièces de monnaie, constituant un portrait en creux de la ville et de ses habitants (Colector (The Collector), Mexico, Mexique, 1990-1992). Avec Paradox of Praxis, sous le couvert d’actions apparemment insignifiantes, voire absurdes, il interroge la manière dont l’art peut être un outil d’analyse sociale. Dans une première intervention (Paradox of Praxis 1, Sometimes making something leads to nothing, Mexico, Mexique, 1997), on le voit s’acharner à pousser un grand bloc de glace à travers la ville de Mexico jusqu’à ce que le bloc finisse par disparaître sous l’effet conjugué du frottement au sol et de la chaleur. On peut l’interpréter comme une allégorie du travail quotidien des classes les plus modestes en Amérique latine, qui malgré leurs efforts n’arrivent pas à constituer la moindre réserve, ou plus largement comme une allégorie de l’existence humaine. Dans Paradox of Praxis 5, filmé la nuit à Ciudad Juárez, Alÿs parcourt la ville en poussant du pied un ballon enflammé, allusion à l’extrême violence de ce lieu, situé près de la frontière des Etats-Unis, en proie aux guerrillas des cartels de la drogue et qui détient le tragique record mondial des féminicides (Paradox of Praxis 5, Sometimes we dream as we live, sometimes we live as we dream, Ciudad Juarez, Mexique, 2013). Francis Alÿs aborde les thèmes géopolitiques avec sobriété, sans jamais s’appesantir. En 2004, il marche pendant quarante-huit heures à travers Jérusalem avec un pot de peinture percé qui laisse au sol une ligne verte sur son passage, matérialisant la « Green Line », cette ligne tracée en vert sur la carte lors de l’armistice signé entre Israël et ses voisins en 1949, après la guerre israëlo-arabe de 1948, effacée par Israël lors de la guerre des six jours mais qui resta pour les Nations Unies la référence dans les négociations de paix entre les deux pays (The Green Line, Sometimes doing something poetic can become political, and sometimes doing something political can become poetic, Jérusalem, Israël, 2004). Dans ses performances, le geste a toujours valeur de symbole. Lors de la biennale de Lima en 2002, après la crise politique majeure traversée par le pays, il mobilise 500 volontaires armés de pelles pour déplacer de quelques centimètres une immense dune de sable à proximité de la ville, illustrant littéralement l’expression « Quand la foi déplace les montagnes » et soulignant la force du collectif pour affronter les crises. Si l’action peut paraître dérisoire, sa puissance symbolique est immense (Cuando la fe mueve montañas (When Faith Moves Mountains), Lima, Pérou, 2002). Lorsqu’il s’introduit au cœur d’une tornade, dans les faubourgs de Mexico, il souligne le contraste entre le calme qui règne en son centre et le chaos de ses contours, à l’image de la situation politique au Mexique (Tornado, Mexico (Milpa Alta), Mexique, 2010).
Toutes les œuvres citées sont visibles sur le site de l’artiste : https://francisalys.com
Francis Alÿs, The Nature of the Game
Wiels
Avenue Van Volxem 354
1190 Bruxelles
Tous les jours sauf le lundi, de 11h à 18h
Jusqu’au 7 janvier 2024
3 Commentaires