Pour sa seconde édition, l’événement organisé par la « non-Galerie Aline Vidal » a quitté les rives de l’île Saint-Louis pour s’installer au cœur du XIIe arrondissement sous une halle abritant des commerces alimentaires où les œuvres d’art voisinent avec les denrées comestibles, jouant sur l’ambiguïté de ce que recouvre le « marché » dans le domaine de l’art.
C’est une sorte de jeu de piste qui attend les visiteurs dans les allées du Marché Beauvau, place d’Aligre.
Au premier abord, on peut très bien passer devant les comptoirs sans rien remarquer, comme ces touristes chinois en quête de tradition française venus observer de vrais Parisiens balader leur cabas dans les allées de ce marché couvert et qui mitraillent avec leurs gros appareils-photos les étalages de charcuterie, de fromages, de volailles, de gâteaux…
En y regardant de plus près, cependant, on remarque très vite des détails étranges, comme ces mystérieuses formes noires posées dans un bac en polystyrène juste à côté des moules sur le banc du poissonnier mais qui n’évoquent aucun mollusque familier (sculptures en bronze de Trois entre-deux mains d’Antoine Perpère) ou ce visage d’homme grimaçant émergeant d’un amas de saucissons (Elika Hedayat, L’Hypnose du Grand Bouc, 2019, référence aux scènes de sorcellerie liées à la mythologie du bouc et son lien avec le boucher).
Plus loin, trônant sur le comptoir d’un marchand de volailles dans un écrin de plexiglas, un escarpin en os de poulet semble attendre, telle la pantoufle de vair de Cendrillon, le retour de sa propriétaire (Vanity shoes, La bridée, de Corine Borgnet). Chez un autre volailler, c’est un authentique pavé parisien qui a atterri sur un parterre de gibier à plumes et à poils, écrasant au passage ce qui pourrait passer pour un pâté ou un foie gras dans son emballage doré – en réalité un bloc de terre cuite recouvert de feuilles d’or (Rencontre de Stéphane Thidet).
En levant les yeux au-dessus de la fontaine qui marque le centre du marché, on aperçoit, posée sur la charpente, une grande créature hybride hésitant entre animal et végétal, dont les ailes – ou peut-être les tentacules ou les pétales – se gonflent d’air au rythme de sa respiration (White Light d’Anne Ferrer, 2019).
Squattant les plateaux de verre d’une pâtisserie, les maquettes d’édifices historiques aux couleurs et matériaux variés créées de mémoire par Yusuké Y. Offhause cohabitent en bonne intelligence avec des gâteaux aux formes élaborées.
Parsemés de-ci de-là dans les vitrines, des volumes de la série San Antonio aux titres évocateurs sont mis en situation par Arnaud Labelle – Rojoux.
Lors du vernissage, le facétieux Honoré ∂’O avait accroché à l’extérieur du bâtiment une petite boule d’aluminium froissé qui paraissait tomber du ciel à la manière d’une météorite. Et dans le stand Babbaluscio, il proposait, avec la complicité de Miss Lunch alias Claude Cabri, une sorte de rituel initiatique consistant à faire le tour du marché muni d’une pique de bois surmontée d’une câpre (condiment cher à Claude Cabri qui en cueille chaque année dans l’île de Pantelleria). Fabrice Hyber, ayant préféré à son habit vert d’académicien un « gilet vert » de circonstance, distribuait des graines d’arbres fruitiers récoltées dans son jardin forestier de Vendée pour inviter les Parisiens à planter au cœur de la capitale une grande forêt-verger aux fruits comestibles.
Au-delà de l’aspect ludique qui fait de ce parcours une expérience amusante et pleine de surprises, la proposition d’Aline Vidal pose plus sérieusement la question de la marchandisation de l’art et ses travers. Mimant l’agencement d’une foire d’art contemporain avec ses allées bordées de stands dans lesquels les collectionneurs viennent faire leur marché comme on vient acheter son camembert, le circuit organisé ici interroge non seulement la place que peut prendre l’art contemporain dans l’environnement quotidien d’un public non initié mais questionne également la marge de liberté dont disposent les artistes, soumis le plus souvent à une pression commerciale intense et à des contraintes de productivité peu compatibles avec la créativité. L’Épicerie de Lucy et George Orta et ses moulages en aluminium de divers contenants à destination commerciale laissés dépourvus de tout marquage illustre bien la difficulté de conserver un libre arbitre.
Pierre Ardouvin résume la situation avec humour dans sa sculpture tournante Le Beau Veau d’Or montrant un agneau-artiste (ou un collectionneur-mouton) tenu à la merci de l’implacable requin du business de l’art, lequel impose le veau d’or à l’adoration de tous.
Quelques images supplémentaires :
De(s)rives #2
Marché Beauvau
Place d’Aligre
75012 Paris
Ouvert de 9h à 13h et de 16h à 19h30,
Fermé le dimanche après-midi et le lundi
Jusqu’au 13 octobre 2019