Grands collectionneurs et professionnels du monde de l’art se bousculaient lors des deux journées privées précédant l’ouverture de la foire au public – des collectionneurs décidés à acheter, peu importe le nombre de zéros figurant derrière le chiffre initial, et même sans doute plus motivés à acquérir les œuvres des artistes les mieux cotés, vedettes sans conteste de cette foire.
Les ventes semblent en effet avoir bien marché pour bon nombre de galeries, comme en témoignait sur de nombreux stands le changement d’accrochage constaté dès avant l’ouverture publique du jeudi, mais ces résultats concernent davantage les œuvres des artistes-phares – et donc les plus grandes galeries – que celles qui se rangent dans les tranches moyennes du marché, pour lesquelles il faut espérer qu’elles auront trouvé entretemps des acquéreurs moins empressés. Ces transactions donnent parfois lieu à des scènes surprenantes, comme celle à laquelle j’ai pu assister sur un stand où deux collaborateurs de la même galerie se trouvaient aux prises avec deux clients différents ayant jeté leur dévolu au même moment sur le même tableau. Gros dilemme, dont je n’ai pas pu connaître l’issue.
Les 290 galeries présentes à la foire sont réparties sur deux niveaux dans le Hall 2, déployé autour d’une rotonde à ciel ouvert, les plus anciennement installées – souvent consacrées à l’art moderne – se trouvant au rez-de-chaussée, tandis que les représentants de l’art contemporain se trouvent plutôt au premier étage. La section Statements, située au fond du niveau inférieur, accueille des galeries présentant des expositions monographiques d’artistes émergents. Deux artistes de ce secteur sont récompensés chaque année par le prix Baloise, dont le jury a choisi cette fois l’italienne Giulia Cenci et la chinoise Xinyi Cheng. Installée depuis quelques années aux Pays-Bas, cette dernière peint des portraits, souvent masculins et empreints d’érotisme, dans lesquels on reconnaît l’influence de tableaux anciens de l’art occidental, comme notamment ce double portrait d’hommes qui évoque les doubles portaits italiens de la Renaissance (voir par exemple l’autoportrait de Raphaël avec un ami, conservé au Louvre). Tous les tableaux du stand ont été vendus dès le premier jour et on peut s’attendre à ce que la cote de cette jeune artiste s’envole rapidement.
Les galeries en images :
Il y a très peu de rotation parmi les exposants à Art Basel, qui font tout pour conserver leur précieux sésame, l’édition suisse restant incontournable et jusqu’ici inimitable en dépit de la multiplication des éditions de la marque Art Basel – Miami et Hong-Kong – et des autres grandes foires d’art, ce qui tient sans doute en grande partie à la configuration des lieux et à la taille des espaces disponibles pour accueillir la manifestation.
S’ajoute effectivement à l’espace déjà très vaste dédié aux galeries celui qui abrite la grande exposition Unlimited installée dans le Hall 1, consacrée aux œuvres de grand format et curatée cette année encore – pour la huitième et dernière fois – par le commissaire zurichois Gianni Jetzer, conservateur au musée Hirshorn de Washington D.C. L’an prochain, le commissaire et critique d’art suisse Giovanni Carmine, actuel directeur du Kunst Halle de Saint-Gall, prendra sa succession.
L’exposition rassemble 75 œuvres réalisées dans des médiums divers.
Parmi les vidéos, j’ai particulièrement aimé celles de Guy Ben-Ner, Soundtrack (2013), et de Fiona Tan, Elsewhere (2018).
Ben-Ner, vidéaste israélien qui vit à Tel-Aviv, réalise des films à petit budget dans lesquels il fait jouer sa famille interprétant des situations absurdes de la vie quotidienne. Pour Sountrack, il a repris la bande-son d’un extrait du film de Spielberg, The War of the Worlds (2005) adapté du roman de H.G. Wells, qui raconte l’invasion de la planète par des extra-terrestres, et l’a adaptée à un scénario tourné dans sa cuisine qui devient le théâtre d’une série de catastrophes où les assiettes volent en éclats, les appareils ménagers deviennent fous et un alien – le documentariste Ari Magrabi – surgit du réfrigérateur, sur fond de cris et de vacarme assourdissant produit par les machines guerrières de Spielberg. Derrière l’humour des scènes parfois désopilantes pointe la question plus grave des conflits, ceux qui touchent sa vie familiale d’une part mais aussi ceux dans lesquels est impliqué son pays, comme le soulignent les images vidéo que l’on voit passer sur un écran d’ordinateur au milieu du film.
D’un style très différent, la bande-son de la vidéo de Fiona Tan raconte en voix off un monde utopique dans lequel tout n’est qu’harmonie, bonheur et sérénité alors que les belles images tournées à distance d’une mégalopole américaine (L.A.) laissent peu à peu apparaître une distorsion flagrante avec le commentaire, montrant les nuages de pollution qui s’élèvent de la ville, les autoroutes encombrées jour et nuit d’un flux ininterrompu de voitures, le ballet des avions qui traversent le ciel… Pensée comme une méditation sur le temps et la mémoire, la vidéo peut aussi être interprétée comme le constat de notre incapacité à réagir face à l’urgence des problèmes environnementaux actuels.
Épinglé aussi pour son humour, le film Cosmic Generator (2017) de Mika Rottenberg dénonce avec imagination et drôlerie les abus du consumérisme globalisé et la déshumanisation qui en est la conséquence.
Autre thème abordé dans l’exposition, la violence à laquelle sont confrontés les minorités, les femmes ou les enfants.
Le racisme est évoqué dans la présentation de Jonathas de Andrade (Eu, mestiço (Me, mestizo), 2017), tandis que les retombées du mouvement #MeToo sont illustrées dans une grande installation d’Andrea Bowers (Open Secret, 2018).
Alicia Framis a conçu des robes en toile d’air-bags qui se gonflent pour protéger les femmes des agressions (LifeDress, 2018).
L’installation de Monica Bonvicini, qui fait balancer et tournoyer dans l’air un grand balai fait de ceintures de cuir, rappelle à la fois le confinement aux tâches ménagères auquel sont condamnées une majorité de femmes dans le monde et les sévices physiques auxquels elles sont souvent exposées (Breathing, 2017).
Prônant la rébellion, Rivane Neuenschwander propose aux visiteurs de piocher dans un présentoir des papiers imprimés de mots de contestation et de les afficher sur un grand tableau (Bataille, 2017).
Utilisant le même processus dans un contexte beaucoup moins ludique, l’installation glaçante d’Abdulnasser Gharem (The Safe, 2019) évoque l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi à l’ambassade d’Arabie saoudite d’Istanbul à travers la réplique très suggestive d’une cellule d’isolement aux parois matelassées contenant une couchette et un évier en inox. Les visiteurs y sont admis individuellement pendant 40 secondes et invités à laisser leur empreinte sur les murs au moyen d’un des tampons mis à disposition sur l’évier qui reproduisent des phrases en anglais et en arabe extraites de récits politiques ou historiques liés à la violence. Sachant que l’artiste est lui-même ressortissant d’Arabie saoudite et qu’il réside encore partiellement à Riyad, son installation n’en prend que plus de force.
Sous les apparences plus détendues d’une chaussure de sport géante, l’installation d’Olaf Nicolai (Big Sneaker (The Nineties), 2001) dénonce l’exploitation des enfants et des femmes employés dans les pays émergents à la fabrication d’objets destinés aux marchés des pays riches, où la soif de consommation reste inassouvie et le déni de conscience largement partagé.
Pour une parenthèse méditative, on peut s’installer dans les canapés de Franz West (Test, 1994) ou s’immerger dans la belle installation d’Antony Gormley (Breathing Room II, 2010).
Résumé en images :
Sur l’esplanade située devant les halls d’exposition, un igloo géant en toile de polyester abrite tous les jours pendant quatre heures – sous un température souvent accablante rendant la forme du chapiteau d’autant plus significative – la performance Aggregate (2017-2019) de l’artiste roumaine Alexandra Pirici. Bien que les préoccupations environnementales ne soient pas un sujet ouvertement débattu à Bâle, ville d’industrie chimique et pharmaceutique, où les milliers de visiteurs affluant pour la foire arrivent pour la plupart en avion depuis le monde entier, suivant le flux du trafic aérien déjà généré par le transport des œuvres d’art elles-mêmes, la performance de Pirici affiche assez clairement des références écologiques. L’artiste envisage son travail comme un environnement visuel et sonore plutôt que comme une performance. Pendant l’heure que j’ai passée à les regarder, la soixantaine de danseurs qui se mêlaient au public ont interprété des scènes inspirées de la nature, entrecoupées de chants et danses. Au milieu des sifflements et autres sons évocateurs de la jungle, on reconnaissait des grands singes, puis des fauves circulant entre les jambes des spectateurs, n’hésitant pas à s’y frotter même, tandis que des oiseaux siffleurs rejoignaient les arbres aux branches agitées par le vent. Des chants accompagnaient les changements de rythme et de décor. On passait ainsi au bord de la mer, les bras des danseurs dessinant le mouvement des vagues venant mourir sur le rivage ou mimant des moulins qui tournaient dans le vent, les mains agitées imitant les feuilles tremblantes des arbres. Les corps se rapprochaient, en paires ou en groupes, puis se désunissaient. Dans un vrombissement surgissant de tous les côtés, le chapiteau se transformait soudain en ruche, dans un coin de laquelle les abeilles allaient s’agglutiner les unes aux autres, avant de se taire peu à peu jusqu’au silence complet que venait rompre un chant disant l’inutilité des mots. Un spectacle à la fois déconcertant et émouvant.
Art Basel se poursuit aussi à l’extérieur, dans un Parcours artistique en 20 étapes établi sur l’autre rive du Rhin, au sein de la vieille ville.
Aux côtés d’Art Basel se tiennent également plusieurs foires satellites, rassemblant des jeunes galeries ou des exposants qui présentent des artistes moins connus ou émergents. C’est le cas de LISTE, installée depuis les années 1990 dans les anciens bâtiments de la brasserie Warteck, qui rassemble sur cinq niveaux reliés par des itinéraires complexes 77 galeries de 33 pays différents. Au détour des multiples couloirs et recoins qui se cachent dans le bâtiment, on fait des découvertes amusantes qui assoient la réputation de découvreuse assignée à cette foire. Sur le stand de la galerie H3K au sous-sol, on peut voir le travail du jeune photographe belge Dries De Poorter. L’artiste, qui est aussi formé à l’informatique, a mis au point un logiciel recensant les caméras de surveillance placées aux passages piétons de divers pays du monde, lesquelles se déclenchent lorsque les gens traversent au feu rouge. Il a puisé dans les images enregistrées par les caméras, dont l’accès n’est pas protégé, des centaines de photos qu’il vend au prix correspondant à l’amende payée pour l’infraction dans le pays où l’image a été captée. Dès l’ouverture lundi matin, il avait déjà vendu des dizaines de clichés. La galerie japonaise Mujin-To Production présente une belle installation de dessins accompagnés de plusieurs vidéos, de l’artiste Yukihiro Taguchi. Sur le stand la galerie Clearing, on remarque les drôles de poussettes en bois aux formes suggestives du sculpteur américain Hugh Hayden. L’artiste iranienne Nazgol Ansarinia, représentée par la Green Art Gallery de Dubai, expose une série de sculptures en céramique sur le thème de la déconstruction lié aux démolitions intempestives qui sévissent à Téhéran. À voir aussi, dans la galerie Mor Charpentier, les amusantes sculptures de galets empilés sur des palettes d’œufs de l’artiste Théo Mercier, qui exposait ce printemps au musée de la Chasse et de la Nature à Paris. La Koppe Astner Gallery montre deux installations-sculptures de la jeune artiste estonienne Kris Lemsalu, dont le travail fait également l’objet d’une exposition monographique dans la section Statements d’Art Basel (galerie Temnikova & Kasela).
Présentation plus classique pour VOLTA, autre foire satellite un peu plus récente, installée dans un ancien centre de distribution de la Coop, où 78 galeries sont réparties sur deux niveaux le long de quatre allées rectilignes.
Indépendamment de sa célèbre foire, Bâle est aussi une ville d’art qui abrite de nombreux musées et offre régulièrement de très belles expositions.
À la fondation Beyeler, se tiennent en ce moment l’exposition consacrée aux périodes rose et bleue de Picasso, dont on a pu voir une version proche au musée d’Orsay à l’automne dernier, ainsi que celle dédiée au peintre allemand Rudolf Stingel.
Parallèlement à l’exposition organisée en ce moment au centre Pompidou-Metz sur l’œuvre de Rebecca Horn, se tient au musée Tinguely une autre exposition consacrée à l’artiste.
La section contemporaine du Kunstmuseum Basel accueille une belle rétrospective de l’artiste sud-africain William Kentridge, qui permet de voir ou revoir de nombreuses vidéos depuis ses débuts dans les années 1980 jusqu’à ses travaux les plus récents. Sont également exposées plusieurs séries de dessins ayant servi à leur élaboration. L’exposition montre comment les thèmes de la migration, de l’exil et de la procession, présents très tôt dans son œuvre, y ont pris une place de plus en plus grande. Particulièrement sensible aux problématiques ethniques et sociales qui agitent l’Afrique du Sud, Kentridge s’attache aussi à faire reconnaître le rôle joué par les Africains lors de la première guerre mondiale.
Art Basel
Messe Basel
Messeplatz 10
Jusqu’au dimanche 16 juin 2019 de 11h à 19h
Liste – Art Fair Basel
Burgweg 15
Jusqu’au dimanche 16 juin 2019 de 13h à18h
Volta Basel
Elsässerstrasse 215
Jusqu’au samedi 15 juin 2019, de 10h à 19h
Fondation Beyeler
Baselstrasse 101, Riehen
Tous les jours de 10h à 18h, le mercredi jusqu’à 20h
Picasso jusqu’au 16 juin 2019
Rudolf Stingel jusqu’au 6 octobre 2019
Rebecca Horn : Body Fantasies
Musée Tinguely
Paul Sacher – Anlage 2
Du lundi au dimanche de 11h à 18h
Jusqu’au 22 septembre 2019
William Kentridge : A Poem That Is Not Our Own
Kunstmuseum Basel / Gegenwart
St. Alban-Rheinweg 60
Du mardi au dimanche de 11h à 18h, le mercredi jusqu’à 20h
Jusqu’au 13 octobre 2019
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