Pour célébrer leur cinquantième anniversaire, les Rencontres ont vu grand et rassemblent dans cette édition 2019 plus de 50 expositions, associant dans un subtil mélange rétrospectives historiques – assez nombreuses cette année, jubilé oblige – et photographie contemporaine. Pour ceux qui n’ont pas eu le temps d’en faire le tour, voici une petite sélection des rendez-vous incontournables.
Pour avoir longtemps relégué au second plan les photographes féminines, les Rencontres d’Arles avaient ces dernières années essuyé pas mal de critiques. Cette édition remet les femmes à l’honneur en leur consacrant un large éventail d’expositions.
Parmi celles-ci, il ne faut pas manquer la rétrospective dédiée à Helen Levitt, au rez-de-chaussée de l’espace Van Gogh. Cette américaine née à Brooklyn en 1913 a passé sa vie à photographier des instants du quotidien dans les rues des quartiers pauvres de New York. S’inscrivant dans le sillage d’Henri Cartier-Bresson dont elle fait la connaissance dans les années trente, elle est également influencée par le surréalisme et le cinéma muet. Les enfants de Harlem, du Bronx ou du Lower East Side où elle vit, qui trouvent dans la rue leur terrain de jeu privilégié, sont l’un de ses sujets de prédilection. Elle en tire des portraits sensibles et plein de drôlerie. Après s’être consacrée à la réalisation de films pendant les années d’après-guerre, elle revient à la photographie à la fin des années 1950 et aborde alors la photo couleur, qu’elle n’avait jusque-là utilisée que pour des commandes commerciales. Une grande partie de sa production couleur des débuts lui ayant été volée, l’exposition montre surtout celle des années 1970. À travers toute son œuvre, Helen Levitt se révèle une fine observatrice du théâtre de la rue, faisant des passants ses acteurs involontaires et donnant à l’ensemble des airs de ‘good mood comedy’. Une exposition qui met de bonne humeur.
Helen Levitt, « Observatrice des rues new-yorkaises », Espace Van Gogh, 10h-19h30, jusqu’au 22 septembre 2019.
À voir dans la foulée, à l’étage, un trio de femmes, américaines également – Eve Arnold, Abigail Heyman et Susan Meiselas -, apporte un témoignage éclairant sur la vie des femmes dans les années 1970 par l’intermédiaire des livres que chacune a publié à cette époque. L’aînée, Eve Arnold (1912-2012), une pionnière qui a parcouru le monde et photographié de nombreuses personnalités, réalisant notamment un film sur les femmes voilées au Moyen-Orient (Behind the Veil, 1971), rassemble dans The Unretouched Woman (1976) des portraits de femmes célèbres ou inconnues, photographiées de manière impromptue et sans retouche dans leur quotidien, loin des images stéréotypées des magazines. Growing Up Female (1974) de Abigail Heyman (1942-2013) est une sorte de journal personnel mêlé d’enquête sociologique dans lequel la jeune femme, très concernée par le féminisme, questionne les rôles assignés au genre féminin, associant dans son livre des photos qui documentent la vie intime des femmes, y compris la sienne – elle inclut même une photo d’elle subissant un avortement -, avec ses commentaires manuscrits. La plus jeune des trois, Susan Meiselas (1948), qui s’est illustrée ensuite par ses reportages sur la révolution sandiniste au Nicaragua à la fin des années 1970 puis plus récemment par son travail sur le peuple kurde et dont la carrière de photoreporter, déjà largement saluée, vient d’être récompensée à Arles par la première édition du prix Women in Motion pour la photographie, avait publié dès 1976 Carnival Strippers, un livre résumant quatre années d’enquête sur les spectacles de strip-tease forains dans le nord-est des États-Unis, un univers auquel la photographe a continué de s’intéresser par la suite. Pour ses premiers pas de reporter, elle fait déjà preuve d’une grande maturité et pose un regard à la fois distancié et bienveillant sur ces jeunes femmes jouant de leur corps et s’offrant comme objets de désir dans des spectacles auxquels ne sont admis que des hommes. Les témoignages qu’elle recueille auprès de ces performeuses révèlent l’ampleur du décalage entre le rêve que celles-ci ont projeté et la réalité qu’elles vivent au quotidien.
Eve Arnold, Abigail Heyman & Susan Meiselas, « Unretouched Women », Espace Van Gogh, 10h-19h30, jusqu’au 22 septembre 2019.
Explorer la vie de ceux qui restent dans la marge, des déplacés, des exilés, c’est ce qui intéresse Evangelia Kranioti (1979). Cette réalisatrice et photographe grecque présente au premier étage de la Chapelle du Méjean un ensemble de quatre reportages effectués au cours des dix années passées de sa jeune carrière. L’exposition, dont le titre Les vivants, les morts et ceux qui sont en mer, extrait d’une citation attribuée à Aristote, évoque les marins et la mythologie de sa Grèce natale, suit un ordre rétro-chronologique, montrant d’abord ses corpus les plus récents avant d’aborder ce qui constitue le fondement de son travail – le projet Exotica, Erotica, etc.qui a fait l’objet d’un film et d’une série photographique, présentée ici dans son intégralité pour la première fois.
Pour Beirut Fictions (2016-2018), l’artiste a suivi, au Liban, des jeunes femmes originaires d’Asie ou d’Afrique employées comme domestiques. Privées pour la plupart de leur passeport et de leur permis de travail, elles vivent dans des conditions de semi-claustration qu’elles tentent d’oublier en organisant, lors de leurs sorties dominicales, des concours de beauté. Evangelia Kranioti les a photographiées à la tombée de la nuit arborant des tenues d’apparat au milieu de zones urbaines désaffectées qui font écho au no-man’s land administratif dans lequel elles évoluent, et portant des écharpes aux titres évocateurs de Miss Elegance, Miss Without Papers, etc. confectionnées pour l’occasion par des artisans locaux.
Dans Era Incognita, Égypte (2019), la photographe dresse le portrait des habitants parmi les plus pauvres du Caire, contraints – faute d’autre abri – de se réfugier dans la Cité des morts, une antique nécropole islamique où ils squattent les tombes et les anciens mausolées. Les belles images réalisées de nuit nimbent de mystère ces démunis résidant à la frontière de la vie et de la mort.
Au milieu de l’exposition, une installation onirique mêlant photographies et vidéo met en scène Obscuro Barroco (2018), un travail consacré au carnaval de Rio de Janeiro. Scandées au rythme frénétique des tambours, les séquences vidéo font alterner dans une sorte de transe défilé des cariocas et métamorphose des corps – notamment celui de Luana Muniz, égérie du milieu transsexuel brésilien disparue depuis lors, incarnant de manière symbolique le basculement des valeurs et des règles que représente le carnaval. Se profile aujourd’hui en arrière-plan de ces images la lutte politique qui se joue pour ces communautés dans un pays où l’affirmation des différences n’est plus considérée comme acceptable.
Exotica, Erotica, etc. (2015), est le premier projet d’envergure auquel s’est consacrée Evangelia Kranioti. Pendant de longs mois, et cela des années durant, la jeune femme s’est embarquée sur des cargos de la marine marchande grecque pour se plonger dans la vie des marins au long cours – ces habitants des océans, héros d’odyssées contemporaines – et leurs histoires d’amour lointaines s’égrenant au fil des ports du monde entier. Au cours de ces périples, elle est allée à la rencontre des femmes avec lesquelles, à chaque escale, ces hommes pratiquent des échanges tarifés et nouent des relations éphémères. Elle en a ramené des témoignages émouvants. « Je voulais saisir cette tendresse qui peut s’échanger entre deux inconnus qui n’ont rien en commun, même pas la langue », dit-elle. Toujours prises en accord avec ses modèles, ses images ne sont jamais vulgaires et montrent un grand respect mêlé d’attachement pour ceux qu’elle photographie.
Titulaire d’une maîtrise de droit, diplômée de l’école des Arts Décoratifs et de l’école du Fresnoy (avec les félicitations du jury à l’unanimité), lauréate de nombreux prix – dont le Prix de la Photo Madame Figaro Arles 2019 qui lui a été décerné en juillet dernier -, Evangelia Kranioti, qui parle également six langues, a déjà derrière elle un parcours très impressionnant. Mais elle fera sans nul doute encore beaucoup parler d’elle.
Evangelia Kranioti, « Les vivants, les morts et ceux qui sont en mer », Chapelle du Méjean, 10h-19h30 jusqu’au 22 septembre.
Dans l’église des Frères-Prêcheurs, le français Philippe Chancel dresse avec Datazone l’inventaire en 14 chapitres d’un travail au long cours entrepris il y a une quinzaine d’années, qui l’a mené de la Corée du Nord jusqu’aux cités de Marseille, en parcourant dans l’intervalle les continents pour explorer des régions secouées par les bouleversements politiques, économiques ou environnementaux, ou encore dévastées par des catastrophes naturelles…
Les quatorze étapes rassemblées ici – qui rappellent les 14 stations d’un chemin de croix – ont en commun d’être des lieux présentant les signes d’une crise majeure ou d’une situation de basculement caractéristique d’un monde en cours de globalisation. Que ce soit à Dubai, où le photographe a accompagné les ouvriers des chantiers de construction qui font émerger du sable les incroyables utopies architecturales de cette ville surgie du désert – des hommes qui vivent, en contraste avec l’étalage de richesse presque sans limite qu’ils côtoient, dans des conditions de précarité proches de l’esclavage – ou que ce soit au Japon, où il s’est rendu juste après la catastrophe de Fukushima, découvrant sur les côtes ravagées par le tsunami des villes abandonnées et réduites à des entassements de décombres, ou encore en Antarctique où, parti sur les traces de Charcot, il mesure les marques du réchauffement climatique, Philippe Chancel s’attache à documenter le monde là où il ne tourne pas rond. Non pas pour susciter des lamentations ou vendre des images-chocs, mais plutôt pour éveiller les consciences. « Les lieux qui basculent dans le monde sont ceux qui permettent de le penser, éventuellement de faire un pas en arrière quand on est au bord du précipice » commente Michel Poivert, le commissaire de l’exposition.
Pensée comme une expérience immersive, l’exposition s’appuie sur une scénographie très élaborée – œuvre du Studio Adrien Gardère – reliant les différents groupes d’images par le biais d’un réseau de données GPS inscrites sur le sol comme une sorte de constellation inversée. Alignées sur une même ligne d’horizon, les photos de grand format suspendues au-dessus de la nef alternent vues d’ensemble et vues de détail, donnant une représentation à la fois globale et locale des différentes zones auxquelles elles renvoient par des lignes tracées au sol.
Ce qui frappe dans ces images, au-delà de l’effroi ou de la sidération qu’elles peuvent susciter, c’est qu’elles sont souvent très belles, rendant les catastrophes qu’elles représentent paradoxalement séduisantes. « La beauté, c’est ce qui permet de tenir le coup. La seule façon de supporter la confrontation au désastre », souligne le photographe.
Il en ressort une radiographie du monde à la fois fascinante et effarante.
Philippe Chancel, « Datazone », Église des Frères-Prêcheurs, 10h-19h30, jusqu’au 25 août.
Au palais de l’Archevêché sont rassemblées les œuvres de quatre photographes espagnols – Alberto García-Alix, Ouka Leele, Pablo Pérez-Mínguez et Miguel Trillo – acteurs de la Movida, ce mouvement né à Madrid vers 1980 avec la fin de la dictature et qui a suscité pendant une dizaine d’années un déferlement de liberté et de créativité, aussi bien dans le domaine de la mode que dans celui de la musique, du cinéma, de la peinture ou de la photographie. On retiendra surtout les portraits déjantés de Pedro Almodovar et de ses complices par Pablo Pérez-Mínguez, ainsi que les images acidulées et souvent très belles d’Ouka Leele, peintes à l’aquarelle sur des tirages en noir et blanc. L’affiche des Rencontres d’Arles 2019 est tirée de sa série Peluqueria [Salon de coiffure] (1979), qui a connu un très grand succès.
« La Movida. Chronique d’une agitation 1978-1988 », palais de l’Archevêché, 10h-19h30, jusqu’au 22 septembre.
Si l’on dispose d’un peu de temps, je recommande le détour par le cloître Saint-Trophime, juste derrière, pour voir les photos et commentaires de la photographe de l’avant-garde allemande de l’entre-deux-guerres Germaine Krull*, complétées des textes du jeune cinéaste Jacques Rémy, sur le voyage qu’ils accomplissent de concert entre Marseille et le Brésil en 1941, alors qu’ils fuient le régime de Vichy. Embarqués d’abord sur un bateau qui va les emmener en Martinique, sur lequel se trouvent aussi André Breton, Claude Lévi-Strauss et Wilfredo Lam entre autres, ils poursuivent ensuite leur voyage vers le Brésil, faisant au passage escale en Guyane. Logés à fond de cale sur des couchettes de paille, les passagers du cargo reliant Marseille à Fort-de-France semblent tout de même faire bonne figure, transformant le pont en lieu d’échanges et célébrant le passage de la ligne des Tropiques par une cérémonie carnavalesque, malgré l’hostilité affichée du capitaine et de son équipage, vichystes convaincus. À peine débarqués en Martinique, les passagers sont enfermés dans un camp d’internement installé dans une ancienne léproserie (Le Lazaret), d’où Germaine Krull et Jacques Rémy réussissent à sortir pour reprendre un bateau vers Cayenne. Là ils découvrent les prisonniers du bagne – qui vient d’être fermé par l’administration française – abandonnés à leur sort et mourant de faim. Germaine Krull explique dans un texte qu’elle a détruit toutes ses photos des bagnards parce qu’ « il ne faut pas qu’une telle honte reste sur un pays », la France ayant reconnu ses torts et fermé définitivement le bagne après la guerre. Après quelques semaines de cabotage le long de la côte brésilienne, le voyage s’achève à Rio de Janeiro.
L’exposition se visite comme on lit un roman, à l’instar de celui qu’Adrien Bosc a écrit sur ce voyage – « Capitaine » paru chez Stock en 2018 – avant de découvrir chez le fils de Jacques Rémy – Olivier Assayas – les photos inédites de Germaine Krull qui en constituaient l’illustration et qui sont présentées ici pour la première fois, accompagnées de documents originaux des deux protagonistes.
*on peut également voir ses photos dans l’exposition consacrée à la revue surréaliste belge Variétés, à la chapelle du Méjean.
« Germaine Krull & Jacques Rémy, un voyage, Marseille-Rio 1941 », Cloître Saint-Trophime, 10h-19h, jusqu’au 22 septembre.
À quelques pas, la salle Henri-Comte abrite les photos touchantes de la série Mères, filles, sœurs prises par Tom Wood dans les rues de Liverpool et sa banlieue entre le début des années 1970 et la fin des années 1990. Encadrées de cartes postales anciennes collectionnées par le photographe lorsqu’il était adolescent se succèdent des scènes du quotidien saisies par celui que les habitants ont fini par appeler familièrement « photie man » (l’homme des photos) à force de le voir traîner dans les rues de la ville. Ses portraits pleins de charme reflètent la sympathie et la tendresse qu’il semble éprouver pour ses modèles.
Tom Wood, « Mères, Filles, Sœurs », Salle Henri-Comte, jusqu’au 25 août.
Bonne surprise au Monoprix de la place Lamartine : l’espace d’exposition du 1erétage, véritable fournaise lors de son inauguration l’an dernier, est maintenant climatisé et a en outre doublé sa surface initiale qui couvre aujourd’hui plus de 1 000 m2dans lesquels se déploie cet été une grande exposition consacrée à l’excellent – et sympathique – Mohamed Bourouissa. Sans revenir dans le détail sur le parcours de cet artiste ( je renvoie pour ceux que cela intéresse à l’article publié sur ce site en mars 2018 à l’occasion de son exposition Urban Riders au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 2017-2018) – dont on peut voir à Arles un aperçu assez complet, soulignons que l’exposition est bien révélatrice de la manière dont il conçoit son travail, y associant la plupart du temps des intervenants extérieurs dans un esprit d’échange et invitant souvent d’autres artistes à exposer avec lui. C’est le cas ici avec le photographe documentaire Jacques Windenberger qu’il a convié à présenter son travail à ses côtés – travail qui mériterait, à en juger par les photos présentes, une exposition personnelle dans le festival – et dont il a confié la sélection des œuvres aux employés du Monoprix, invités eux aussi à participer au projet. L’exposition accueille également l’artiste irlandais Yuri Pattison avec sa vidéo the ideal sur la fabrication du bitcoin. Judicieusement titrée Libre-Échange, l’exposition permet de revoir notamment les séries de ses débuts, Nous sommes Halles et Périphériques, dans lesquelles Mohamed Bourouissa donnait une vision neuve et débarrassée de clichés sur les habitants des banlieues, ou encore la vidéo Temps mort (2009) réalisée en collaboration avec un détenu filmant depuis sa cellule avec un téléphone portable. On peut aussi y découvrir des productions inédites, comme la série Blida (2008) qui rassemble des portraits de sa famille et d’amis, mêlés à ceux des pensionnaires de l’asile d’aliénés de sa ville natale, auquel il a consacré différents projets. Dans la plupart de ses travaux, Mohamed Bourouissa interroge – parfois avec beaucoup d’humour comme dans la vidéo « La valeur du produit » dans laquelle un authentique dealer, habillé en cadre commercial, donne un cours de marketing sur la stratégie de la relation vendeur/client – notre rapport à l’économie, à l’argent, aux lois du marché, à la consommation, que ce soit celle des produits ou des images. Son exposition est donc également – et c’est ce qui en fait l’intérêt – un espace de réflexion et d’échange d’idées.
Mohamed Bourouissa, « Libre-Échange », Monoprix, 10h-19h30, jusqu’au 22 septembre.
Devant la maison des Peintres, un petit bâtiment désaffecté bordant le boulevard Émile Combes a été aménagé cette année pour accueillir une exposition qu’il ne faut surtout pas manquer, The Anonymous Project. À l’origine du projet, une boîte de diapositives anciennes achetée par hasard par le réalisateur anglais Lee Shulman qui tombe sous le charme de ces images surannées prises par des amateurs, souvenirs de famille qui racontent des fragments de vie et de bonheur passé. Il se met alors en quête d’en trouver d’autres et, se prenant au jeu, finit par accumuler une collection de plus de 800 000 images, majoritairement américaines et réalisées entre les années 1950 et 1980. Avec Emmanuelle Halkin, il les a triées et sélectionnées pour en présenter ici une petite partie, contextualisée pour s’intégrer au décor vintage conçu sur mesure pour chacune des pièces de la maison, où elles sont encadrées, insérées dans des caissons rétroéclairés, ou projetées en diaporama. Le résultat est tout à fait réjouissant, de la cuisine où la maîtresse de maison, casée dans le frigo, s’affaire à ses fourneaux, au garage où s’affichent à côté d’une authentique 4L bleu azur des images de pique-niqueurs devant leur voiture, ou dans la salle à manger où les convives festoient et dansent devant la table dressée, et jusqu’à la niche du chien où défilent des cabots de tout poil. Un des plus joyeux moments de ces Rencontres.
Au-delà de l’exposition, l’ambition de The Anonymous Project est de préserver ce patrimoine photographique vernaculaire, imprimé sur diapositives ou négatifs couleur et aujourd’hui menacé de disparition : http://www.anonymous-project.com/photos/
« The Anonymous Project. The House », Maison des peintres, 10h-19h30, jusqu’au 22 septembre.
À l’arrière, Home Sweet Home rassemble dans les murs décatis de la maison des peintres la vision singulière de trente-quatre photographes anglais sur ce qui constitue l’une des composantes majeures de l’identité britannique, le chez-soi. À partir des années 1970, la photographie documentaire britannique, jusque-là focalisée sur la rue, commence à s’intéresser à l’univers domestique. Les photographes de cette génération montrent un goût prononcé pour le quotidien et l’ordinaire, qui s’accentuera encore dans les décennies suivantes au point de devenir l’un des axes principaux de la photographie anglaise contemporaine.
En témoignent les surprenantes images, presque abstraites, de Stephen McCoy – spécialiste du paysage – qui sont en réalité les photos du contenu de son aspirateur Dyson, dans lequel s’accumulent, à la manière de couches archéologiques, des moments de la vie familiale (confettis et serpentins du nouvel an, soldat en plastique de son enfance devenu jouet de ses propres enfants, etc.). Illustrant l’attachement des Anglais pour les fleurs, la série Mum in a Million d’Anna Fox rassemble des dizaines de photographies de bouquets (artificiels), témoignages d’amour filial offerts à l’occasion de la fête des mères.
À travers les objets du quotidien, les décors, les photos de famille, que montrent les images rassemblées ici à l’initiative d’Isabelle Bonnet – la commissaire de l’exposition – c’est toute l’histoire culturelle, sociale et politique de la Grande-Bretagne des cinquante dernières années qui apparaît en filigrane, dessinant le portrait d’un pays en profonde mutation. La désindustrialisation qui s’amorce au début des années 1970 va entraîner avec elle le glissement progressif de la classe ouvrière vers une paupérisation de plus en plus grande. Lorsque Sirkka Liisa Konttinen photographie les intérieurs des maisons ouvrières de la banlieue de Newcastle à la fin des années 1970, elle immortalise une culture en train de disparaître, comme en attestent les images prises quelques années plus tard par David Moore. Une situation qui s’aggravera encore avec l’avènement de l’ère Thatcher et la suppression des aides sociales. Les photographies qu’Anthony Haughey fait de son entourage à la fin des années 1980 sont tout aussi édifiantes.
L’exposition montre aussi les profonds clivages qui séparent les différentes classes de la société britannique. Les maisons au décor surchargé de la série June Street réalisée en 1973 par Martin Parr et David Meadows sont, elles aussi, les derniers vestiges d’un habitat ouvrier que l’État s’emploie alors à faire disparaître au profit des grands ensembles construits à partir des années 1960 sur le modèle des immeubles-rues de Le Corbusier. Devenus des ghettos, ceux-ci seront à leur tour détruits dans les années 1990 à cause de leur manque d’entretien et de leur mauvaise qualité. Tom Hunter a photographié les derniers habitants de ces tours, s’acharnant, malgré la vétusté des lieux et leur abandon généralisé, à retarder le moment de leur expulsion.
Dans la série Signs of the Times en 1991, ce sont les intérieurs petits-bourgeois d’une classe moyenne montante mais déjà menacée que Martin Parr encadre dans son objectif, tandis que Karen Knorr dresse dans Belgravia le portrait cynique d’une grande bourgeoisie huppée affichant avec assurance les signes discrets mais incontestables de sa réussite.
L’arrivée après la seconde guerre mondiale des ressortissants de l’ancien empire britannique va déclencher dans l’ensemble de la société anglaise une réaction très hostile. Des années 1950 jusqu’aux années 1970, les émeutes raciales vont se succéder et la discrimination gagnera jusqu’aux services de l’État. Les images des familles souriantes dans des intérieurs soignés prises à Brixton par Neil Kenlock dans les années 1970 ne laissent pourtant rien paraître de ces difficultés. Comme le rappelle Michael McMillan devant la reconstitution de son salon caribéen Front Room, pièce chargée d’assurer la respectabilité de la famille, ces photos ont d’abord pour mission de montrer à ceux qui sont restés au pays qu’on s’en sort bien et que tout va pour le mieux.
Ce rejet qui s’exprime de façon très marquée vis-à-vis des habitants des anciennes colonies britanniques au cours des années 1970 fait évidemment penser à ce qui se passe aujourd’hui avec le phénomène du Brexit. Le lent délitement d’une partie de la société anglaise, que met en lumière l’exposition, permet de mieux comprendre, même si elle ne la justifie pas, la réaction britannique face à la menace supposée que peut représenter l’Europe dans l’esprit des plus défavorisés.
Installé depuis longtemps en France, Ed Alcock interroge dans sa série Home, Sweet Home la notion d’identité et d’appartenance. Désespéré par le choix de ses compatriotes, il a demandé, dès le lendemain du référendum sur le Brexit, la nationalité française.
« Home Sweet Home. 1970-2018 : la maison britannique, une histoire politique », Maison des Peintres, 10h-19h30, jusqu’au 22 septembre.
À l’espace Croisière, derrière une porte métallique s’ouvrant sur la cour, se cache une incroyable installation labyrinthique, œuvre de la néerlandaise Marjan Teeuwen. Dans cette partie du bâtiment destinée à devenir prochainement un cinéma, l’artiste – une petite femme se déplaçant avec une canne, qu’on n’imagine pas a priori se servir d’un marteau-piqueur mais dont on perçoit rapidement, en l’entendant parler, toute la détermination – a passé ici plus de trois mois à détruire l’intérieur du bâtiment puis à le reconstruire à l’aide de son assistant pour lui donner une nouvelle structure architecturale, qui relève d’ailleurs autant de la sculpture monumentale, dans laquelle les matériaux récupérés et patiemment triés de l’ancienne habitation sont remis en œuvre, enrichis d’une vie nouvelle et pourvus d’une dimension artistique. En parcourant ce dédale, dont les murs sont composés d’un mélange de briques, de pierres et de sacs de gravats empilés par strates et seulement stabilisés par des cales de bois, on parvient, au détour de couloirs faiblement éclairés, jusqu’au seuil de deux petites salles. La première est ronde et blanche, ses parois constituées de morceaux de Placoplatre soigneusement découpés et empilés, étayées à l’arrière par un cadre de bois, sont surmontées d’un plafond couvert de fines lattes de bois, ménageant un jour qui permet à la lumière extérieure d’entrer. La seconde pièce est carrée et sombre, bordée d’empilements de fines planches de bois interrompus à intervalles irréguliers par la ligne claire d’une assise de pierres blanches. L’ensemble est assez saisissant.
Depuis une dizaine d’années, Marjan Teeuwen s’emploie ainsi à créer des installations démesurées et éphémères dans des bâtiments voués à la démolition. Huitième épisode de la série Destroyed House (cinq autres installations ont été réalisées aux Pays-Bas, une en Russie et une à Gaza), sa création arlésienne, aux proportions plus modestes, sera, comme l’ont été les précédentes, détruite à la fin de ces Rencontres. Ce processus de destruction/reconstruction toujours renouvelé est pour elle le reflet des cycles de la vie. À l’image des principes antagonistes d’ordre et de chaos, d’élévation et de chute qui régissent notre destinée. Par ce travail, Marjan Teeuwen ouvre aussi un espace pour le souvenir. Exhumer des matériaux qui sont généralement enfouis dans la construction pour les faire apparaître au premier plan peut être une façon de laisser s’exprimer une dernière fois la mémoire de ces murs. Seules les photos de ses créations, à partir desquelles elle réalise des montages, permettent de garder la trace de ses interventions. Les images tirées de ses installations antérieures, qui justifient sa présence dans le festival, sont exposées dans le bâtiment situé à l’entrée.
Marjan Teeuwen, « Destroyed House », Croisière, 10h-19h30, jusqu’au 22 septembre.
Au parc des Ateliers, enfin, derrière la tour Luma récemment achevée, le bâtiment des Forges abrite l’exposition Corps impatients consacrée à la photographie est-allemande des années 1980-1989. Alors que les Rencontres célèbrent leur cinquantième anniversaire, l’année 2019 marque également le trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin, l’occasion pour la commissaire Sonia Voss de rassembler les œuvres de seize photographes encore peu connus issus d’Allemagne de l’Est, dont les images montrent comment la génération née derrière le rideau de fer s’est inventé une manière de survivre sous l’autorité d’un régime autoritaire auquel elle n’adhérait pas. Car contrairement à leurs aînés, dont la position était souvent plus ambivalente, les plus jeunes n’avaient pas été partie prenante de la construction de l’utopie communiste instaurée en 1946 en RDA et subissaient cette situation politique sans en avoir partagé les idéaux, ceux d’un état dans lequel les citoyens doivent penser, comme le rappelle Sonia Voss, « pour et à travers la communauté », où « l’individu est effacé au profit de la masse et de la communauté ». Face à ce diktat, la jeunesse des années 1980 va choisir d’exprimer sa résistance et sa liberté en affirmant son existence au moyen de ce qui lui est le plus personnel, le corps.
À cette époque, Berlin-Est ressemble encore à une ville d’après-guerre dévastée par les bombardements. Dans ce décor débilitant s’installe une vie à la marge. La normativité, imposée par les autorités comme un idéal, est aussi le résultat d’une économie de pénurie. Comme il n’y a presque rien dans les magasins, tout le monde est habillé de la même façon. En contrepartie, la jeunesse va développer une large culture du déguisement. Dans le temps long qu’impose un contexte politique qui n’offre aucun espoir de changement, les jeunes fuient le désœuvrement en se rassemblant, en organisant des fêtes, en se déguisant ou en se déshabillant. Les photographies réunies dans l’exposition témoignent de cette impatience face à l’ennui, de cette sensualité aussi. La liberté sexuelle s’offre comme un exutoire à l’enfermement [ La publication de certaines photos faisant l’objet de censure sur les réseaux sociaux, je ne peux pas les faire apparaître sur ce site].
De manière plus large, l’exposition montre aussi comment se développe chez plusieurs photographes est-allemands de cette époque une vision personnelle, une introspection dans l’intime, qui rétablit un certain équilibre face à la surexposition et à la surveillance dont chacun fait l’objet. Ces images, non publiées à l’époque, constituent un espace de liberté confidentiel qui permet de rester vivant.
« Corps impatients. Photographie est-allemande 1980-1989 », Les Forges, Parc des Ateliers, 10h-19h30, jusqu’au 22 septembre.
Les Rencontres d’Arles 2019 : https://www.rencontres-arles.com